La famille vue par le Scoutisme

Un article paru dans Le Chef n°107 en décembre 1933, qui n’a rien perdu de son actualité et de sa pertinence. Ce numéro de la revue des Scouts de France rapporte les exposés des journées nationales de Strasbourg (10, 11, 12 novembre 1933) sur le thème Scoutisme et famille. Il s’agit ici de l’intervention de J. de la Porte du Theil, Commissaire Provincial adjoint d’Ile-de-France.


L’importance du sujet qui nous est présenté cette année ne saurait être sous-estimée.

Si le Scoutisme est vraiment un mouvement d’éducation, il ne peut pas ne pas s’appuyer sur la famille. La famille est d’institution divine, son origine remonte à la création même de l’humanité. C’est aux parents que Dieu a confié la mission sainte de perpétuer leur race en transmettant la vie à leurs enfants et en les élevant. Il y a cinquante ans, on ne parlait pas du Scoutisme et nul ne peut dire si on en parlera encore dans un ou deux siècles, tandis que c’est la parole même de Dieu qui garantit la famille et lui trace jusqu’à la fin du monde son devoir traditionnel.

La famille est la cellule élémentaire de toute société. Et le relâchement du lien familial est un des plus grands maux dont souffre notre société moderne.

Vous me direz peut-être que certains parents s’en accommodent fort bien : les enfants sont en classe toute la journée, le jeudi et le dimanche ils sont à leur troupe. Pourvu que les notes ne soient pas trop mauvaises, que l’Aumônier et le Scoutmestre ne se plaignent pas trop, qu’il n’y ait pas à la maison trop de bruit, de dégâts et de disputes, ils sont facilement satisfaits. A cela il y a une excuse : combien de pères et de mères de famille astreints à une tâche pénible, inquiets d’un avenir souvent très prochain, n’ont guère le temps matériel, les forces physiques ou morales nécessaires pour s’occuper de l’éducation de leurs enfants.

Il est donc très bon que nous soyons là pour les aider, et l’on vous dira tout à l’heure ce qu’ils attendent de nous ; je me limiterai exclusivement ici à ce que nous attendons d’eux.

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Et tout d’abord, il est bien évident que nos influences doivent s pénétrer et se compléter.

Je passe rapidement sur ce premier point. C’est de la pratique courante. Il est de règle que le Chef ou la Cheftaine n’acceptent pas un garçon sans avoir vu les parents, qu’ils leur demandent leur autorisation avant de recevoir la promesse du Scout ou du Louveteau. Autant que leur temps trop limité souvent le leur permet, ils font quelques visites aux familles pour savoir si les garçons ont bien compris que « le devoir du Scout commence à la maison ».

Cela est d’autant plus nécessaire qu’avec notre manie moderne de la division du travail, on en est parfois venu jusqu’à en appliquer les principes à l’éducation des enfants : éducation physique ordinairement négligée, — éducation intellectuelle confiée à des professeurs qui n’ont que trop de tendances à se considérer comme seuls maîtres des garçons dès qu’ils ont franchi le seuil du collège, — éducation religieuse confiée à l’Aumônier pour les lycéens et les enfants de nos écoles catholiques, pour les autres à un vicaire le dimanche de 9h à 10h pendant les trois années réglementaires de catéchismes, — éducation morale confiée à je ne sais trop qui, parfois à nous.

On oublie que l’enfant est un, que ces divisions sont peut-être commodes, mais poussées à l’extrême, absurdes et dangereuses, car l’enfant les réalise très bien et dès qu’il s’en est aperçu, il en use et en abuse, s’appuyant tour à tour sur les professeurs, l’aumônier, les parents, le scoutmestre pour éluder cette obligation précise qu’un autre voudrait lui imposer.

A ces relations, on ajoute d’ordinaire une réunion annuelle, au cours de laquelle on présente aux parents des vues du dernier camp et quelques numéros pas toujours scouts malheureusement, fête où il est aussi d’usage de solliciter leurs générosités matérielles. 

Et l’on s’en tient là le plus souvent.

Certes, c’est déjà quelque chose. Nous pensons que c’est trop loin cependant de ce que nous devrions réaliser.

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En fait, quand on examine les rapports habituels de la famille avec le Scoutisme, on remarque qu’ils revêtent un caractère purement individuel, les parents, je veux dire la maman connaît d’abord la cheftaine tant que son fils Jacques est louveteau — le voilà scout, c’est au scoutmestre qu’elle s’adressera. S’il plaît à Jacques de devenir Routier, car c’est ainsi que trop souvent les choses se passent, son père verra peut-être le chef de clan. C’est beaucoup moins sûr ; Jacques est un grand garçon de 17 ans, il doit savoir se conduire tout seul, et lui-même en est très persuadé. Et puis c’est tout, Jacques a pris une situation, il est parti au régiment et la famille a vite fait de reléguer le Scoutisme au musée des souvenirs. Souvenirs de la petite enfance très doux, à certains jours particulièrement amers, mais souvenirs, et rien de plus, d’où il n’y a rien à tirer de concret.

Or, de même qu’il ne suffit pas à l’homme de rendre à Dieu un culte privé, mais que, du fait qu’il vit en société il doit aussi rigoureusement un culte public, de même il ne suffit pas que les parents de nos garçons entretiennent avec un chef des relations particulières, si fréquentes soient-elles. C’est envers la Société toute entière qu’ils ont des obligations. Nous attendons d’eux qu’ils connaissent mieux le Mouvement ; — qu’ils le soutiennent moralement et matériellement, dans les groupes où fréquentent leurs enfants ; — qu’ils y prennent effectivement la place qui leur est réservée.

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Nous connaître d’abord.

— C’est évident. Il faut insister cependant. A qui d’entre vous n’est-il pas arrivé de rencontrer des gens qui croient encore que vous êtes payés pour votre dévouement ? Et si l’ignorance peut aller jusque là, jugez ce qu’elle peut être de nos méthodes et de nos disciplines. Comment voulez-vous dans ces conditions qu’il y ait appui mutuel ? Quand des parents ne voient dans le Scoutisme qu’une agréable et utile distraction, quand ils n’en connaissent que le costume un peu étrange et la langue particulière, ne nous étonnons pas si leurs enfants nous quittent à la première difficulté et si le Scoutisme ne marque pas dans leur vie. A ce jeu, le mouvement pourrait bien demeurer étale avec quelques milliers de garçons de 8 à 16 ans.

Quand on nous connaîtra mieux, on nous soutiendra plus efficacement.

Soutien dans la famille d’abord

Je faisais allusion à l’instant à la crise au début de laquelle trop de garçons abandonnent le scoutisme. A ce moment ils sentent s’éveiller en eux leur personnalité morale, et c’est l’orgueil qui les tente ; personnalité physique, et ce sont les sens. Or, le Scout est humble, il obéit sans réplique. Le Scout est pur. Alors le joug paraît insupportable, le premier prétexte est bon ; et si les parents n’ont pas compris la valeur et la force du Scoutisme, ils n’agiront pas avec la fermeté et la sagesse désirables pour nous aider à conserver leurs enfants.

Soutien dans le cadre du groupe

Un groupe scout ne vit généralement pas isolé. Il prend place dans une paroisse ou un collège. Or, beaucoup de nos chefs sont très jeunes. Cela n’a aucun inconvénient quand ils sont bien soutenus par leur aumônier et qu’il ne s’agit que de la direction intérieure de la troupe. Mais dès qu’ils sont au contact d’une autre autorité, quelle peut être l’influence ? Sans compter que bien des questions les dépassent faute de maturité et d’expérience ; et cependant il faut bien qu’ils les traitent quand la charge du groupe repose sur eux seuls. Ils le font parfois maladroitement, emportés par leur générosité et l’on a tôt fait de les condamner. Que de malentendus seraient évités si des parents prenaient en mains ce qui leur revient ; les rapports généraux avec la paroisse, ou le collège et même la gestion administrative de l’ensemble du groupe !

J’en fais tous les jours l’expérience.

Et voulez-vous la contre-épreuve ? Depuis que je m’efforce d’organiser partout des groupements de parents, j’ai rencontré naturellement bien des difficultés. Elles proviennent toutes soit de chefs trop jaloux de leur autorité, soit de certains directeurs ou aumôniers, dont l’un d’eux m’a dit un jour très loyalement : « Un comité de parents, je n’en veux pas — je suis seul maître ici ».

Impossible de mieux marquer quel utile contrepoids peut constituer un groupement de parents, et quel appui les parents pourraient nous donner, s’ils étaient dans le groupe autre chose que des invités.

A côté de ce soutien moral, que nous réclamons de tous, sans distinction, il me faut aussi parler du soutien matériel. Remarquez bien, chefs, que je n’en exagère pas l’importance : si le Bon Dieu bénit une œuvre, et quand vous lui avez généreusement donné tout ce que vous pouvez de vous-même, votre temps et votre cœur, il s’arrange toujours pour fournir le reste. C’est un fait d’expérience et je n’insiste que pour dire ceci : nos moyens ordinaires, en dehors des cotisations, c’est une tombola, une kermesse, une quête à l’occasion d’une fête. Et bien, franchement, je n’aime pas cela.

Nous apportons tout de même quelque chose aux parents. Et si le compte qui leur sera un jour demandé peut leur paraître moins redoutable, à qui le doivent-ils, sinon à l’humble cheftaine qui aura sacrifié pour leurs enfants son temps, son repos, ses distractions les plus légitimes, qui aura peiné, parfois souffert dans le vent et la pluie, ou sous le soleil le dimanche et qui rentrera éreintée au logis, où il lui faut encore peut-être prendre sa part des soins du ménage, quand ce n’est pas apporter sa part du travail qui fait vivre. Et tout cela avec le sourire, car il ne faudrait pas qu’on lui dise : « C’est fini, je ne veux pas que tu retournes à ta meute. Cela te fatigue et tu as autre chose à faire ».

Si je vous dis ces choses, c’est parce que j’ai souvent rencontré cet héroïsme et que je manquerais à mon devoir en n’en rendant pas témoignage.

Alors, je ne veux pas vous voir encore tendre la main.

C’est à ceux à qui vous rendez service à prendre connaissance de vos besoins et à en assurer la satisfaction, spontanément, chacun dans la mesure de ses moyens.

Alors, vos fêtes seront vraiment des fêtes, sans arrière pensée, des fêtes où tous viendront pour le seul plaisir de se retrouver unis dans notre fraternelle et si chaude atmosphère scoute.

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Soutien enfin dans la société

Relisez nos règlements, ils sont formels. Les parents, au titre d’amis des scouts, font partie intégrante de la fédération. Ils ont comme nos garçons leurs insignes, leurs statuts, leur rôle.

Rien n’est plus nécessaire !

Que cherchons-nous en définitive ? Restaurer dans notre patrie française une élite de citoyens forts, sains de corps, d’esprit et de cœur, par lesquels notre pays retrouvera et perpétuera la ligne de ses glorieuses traditions, élite fraternellement unie à toutes celles qui se lèvent autour de nous, dans le monde entier, suivant la même loi, pratiquant la même charité ; seul fondement de la paix véritable, celle qui a été promise aux hommes de bonne volonté !

Idéal magnifique.

Mais, croyez-vous sérieusement qu’il suffise pour l’atteindre de quelque quarante mille garçons dont beaucoup nous quittent avant leur majorité ?

A combien estimez-vous le chiffre nécessaire pour exercer une influence ?

Et faudra-t-il attendre que nous possédions ce chiffre de routiers actifs ?

Alors, il n’y a qu’un moyen : multiplier notre influence par celle des parents de nos garçons, pratiquant aussi nettement que nous leur scoutisme propre, avec la loi tout aussi bonne pour eux que pour nous.

Vous comptez d’ordinaire par garçons. Comptez donc plutôt par famille. Faites comprendre aux parents qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un fils scout pour faire encore partie du groupe, et je ne vous donne pas longtemps avant qu’il y ait quelque chose de changé chez nous.

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Voilà le but. — Reste à savoir s’il est possible de l’atteindre et comment ?

En définitive, que voyons-nous trop souvent des parents ? Certains nous ignorent et ne tiennent pas à nous connaître. D’autres le voudraient bien, mais croient n’en avoir pas le temps, d’autres craignent les obligations qu’ils risquent de se créer, d’autres encore considèrent que le scoutisme est un jeu qui n’est plus de leur âge.

En somme, une masse sympathisante, mais consciemment ou inconsciemment inerte, au milieu de laquelle beaucoup de bonnes volontés qui ne demanderaient pas mieux que de s’employer, mais ne savent pas comment ?

Inutile n’est-ce pas de partir pour prêcher la croisade. Les discours n’ont jamais converti personne. Croyez-moi, agissez !

Observez d’abord qu’une masse humaine est pratiquement ingouvernable. Il faut l’articuler. Nous choisirons le cadre du groupe.

Observez ensuite que vous êtes généralement trop jeunes pour déterminer à l’action un homme fait. Ne vous en déplaise, on sourira.

Votre aumônier n’a pas le temps.

Cherchez donc quelques pères de famille qui consentent à vous aider. Il n’en faut pas beaucoup, quatre ou cinq, je vous assure qu’ils existent dans tous les groupes, et expliquez-leur clairement ce que vous attendez d’eux.

En premier lieu organiser et faire vivre le groupement des parents, c’est-à-dire essentiellement préparer les réunions, user de leur influence personnelle pour qu’on y vienne, et peu à peu les diriger.

Rien de plus simple.

Les réunions sont avant tout éducatives. Le mot ne me fait pas peur. Prenez donc ou faites prendre par votre comité un sujet sur les rapports du scoutisme et de la famille, son influence, ses méthodes, ses résultats. Il est bon que le monde apporte sa contribution, donc sujet connu d’avance. Si possible même, contribution décrite sous forme de réponses à un questionnaire, il vous suffira de grouper ces réponses pour avoir un tableau fidèle et complet de l’opinion générale ; tableau qui peut être lu et commenté par vous, par l’aumônier et mieux encore par le président.

Il faut encore une partie récréative, à l’usage des parents s’entend, ils n’en sont plus à s’amuser d’un jeu de Kim.

Enfin une partie religieuse : un mot de l’Aumônier, la Prière.

En somme, le programme d’une réunion scoute quelconque. Il suffit d’adapter. Remarquez qu’avec une progression bien choisie, vous pouvez en deux ou trois ans avoir fait le tour du Scoutisme, car j’imagine qu’il suffit d’une réunion par trimestre d’hiver et une l’été au dehors. Soit trois en tout par an.

Il faut en second lieu vous appuyer matériellement sur votre Comité.

Remettez-lui l’administration d’ensemble de votre budget. Certes, il convient de laisser à chaque cher une part de gestion sous forme, par exemple, des cotisations, quitte à lui imposer certaines obligations précises. Toutes les modalités sont possibles, mais vous aurez toujours avantage à exposer vos besoins à votre comité, à lui laisser le soin de répartir les charges, de procurer les ressources par appel direct aux parents, qu’il convient de mettre au courant de tout ce qui se passe.

Je vous assure par l’expérience que cela peut se faire et que les résultats sont excellents. Je ne vous citerai qu’un exemple :

J’assistai un soir à l’investiture d’un Chevalier de France et au départ de deux routiers d’un de mes meilleurs groupes, groupe recruté dans un milieu de petits bourgeois, commerçants, artisans pour qui la vie est dure et qu’on dit pour cela difficiles à entraîner. Les parents étaient présents : ils me remerciaient d’être venu assister à la cérémonie et j’entends encore un père de famille me dire : « C’est que nous l’aimons bien, allez, notre troupe ».

« Notre Troupe » Chefs ! en êtes-vous là partout ?

Un simple mot pour indiquer que ces groupements de parents doivent s’appuyer sur les comités de district et de même les comités de district sur les comités de Province. Leur rôle est fixé par nos Statuts et par la circulaire d’application du Chefs-scout.

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Pour terminer, je répondrai à une objection trop souvent entendue.

N’y a-t-il pas danger à donner aux parents une telle place dans le groupe ?

A cela je répondrai deux choses :

D’abord que cette place est grande à mon sens, mais que j’en ai soigneusement marqué les limites et je ne pense pas qu’elles soient de nature à entraver le libre jeu de l’autorité qui revient au chef et à l’aumônier. Affaire de mesure.

Ensuite qu’il s’agit là d’une œuvre humaine. Il est de règle ici bas que le mal soit toujours placé à côté du bien. C’est l’éternelle histoire de la langue d’Esope. Les meilleurs outils exigent un habile ouvrier. Affaire de tact.

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Et je voudrais maintenant, en matière de brève conclusion m’excuser auprès des parents qui peut-être lisent ces lignes et me trouvent bien exigeant et bien audacieux.

J’ai parlé avec quelque audace. Peut-être j’en avais le droit car je suis père de famille, moi aussi et j’ai donné l’exemple.

Mais laissons là ce mot d’audace, voulez-vous, frères ? Si vous saviez quel bien cela vous fera à vous-même ce que je vous demande. Quelle lumière et quelles grâces ! C’est Dieu lui-même qui peut-être vous attend là.

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