Le démon de la sécurité

Nous reproduisons ici un chapitre de « La part du Diable », de Denis de Rougemont. Ouvrage publié en 1947 et conseillé par le Père Sevin à ses religieuses.

On y trouve une excellente analyse de la manière d’agir du Démon, et une exceptionnelle clairvoyance sur les maux qui touchent aujourd’hui notre société.


« Lorsque l’homme se trouve confronté avec un des périls normaux de l’existence, deux possibilités s’offrent à lui : ou bien il cherche à développer des forces supérieures à celles qui le menacent, ou bien il cherche à supprimer le péril. Notre choix est fait depuis longtemps : c’est le désir de supprimer le péril, plutôt que de le dominer, qui définit l’attitude bourgeoise et l’esprit général de nos démocraties.

A les prendre dans leur ensemble et leur intention générale, les progrès que nous célébrons se résument dans le mot stériliser. Soit en amour (mesures anti-conceptionnelles) ; soit dans la vie professionnelle (assurances) ; soit dans l’éducation de la jeunesse ; soit dans la médecine ; soit dans la politique internationale, nous sommes en train de pousser à fond une expérience sans précédent d’asepsie généralisée et d’extinction des risques avant terme.

Morale des assurances-contre-tous-risques. Et qui dira qu’elle n’est pas notre religion, que nos religions elles-mêmes ne s’y rangent pas ? Qui peut soutenir qu’elle vise à autre chose qu’à la suppression méthodique de toute morale poétique, embrassant à la fois le risque et la confiance, la menace et la riposte, l’abîme et le sublime ? Aucune époque ne fut plus anti-spirituelle, car aucune ne s’est tant préoccupée d’éliminer le mal à moindre prix, au lieu de compenser par un bien supérieur. Nous avons oublié la règle d’or des stratèges, qui veut que la meilleure défense soit dans l’attaque. Ignorant les mages protectrices, négligeant les forces de l’âme, nous cherchons le salut dans la fuite. L’assurance-vie remplace parmi nous l’éducation du cœur pour affronter la mort.

J’imagine volontiers le Diable en agent d’assurances générales. Il comprend tout et il a tout prévu. Il connaît l’homme dans sa vulgarité et se flatte de savoir l’y réduire. Il vous explique votre Bien. Il sait mieux que vous, allez ! il en a vu bien d’autres. Il bluffe, il admet toutes vos objections, mais il vous fait sentir qu’elles sont banales, statistiques. Il vous promet enfin ce pur néant de l’âme : santé — bonheur — prospérité — jovialité et vérité viagère. Vous serez comme des dieux un peu idiots mais perpétuellement hilares. Vous ne mourrez plus. Ou si peu. Sans rien perdre… »

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