Le Scoutmestre

Article du Père Jacques Sevin, paru dans Le Chef n°1, revue des Scouts de France, mars 1922. C’est la première publication d’un extrait de Le Scoutisme, qui paraîtra quelques mois plus tard avec de légères variantes.
L’auteur étudie dans ce chapitre la conception que se font les anglais du scoutmestre.


Théoriquement parlant, un monsieur amateur de sports, assez libre ou assez dévoué pour disposer d’une ou deux soirées par semaine et de son dimanche, peut, après avoir lu deux ou trois fois à fond le manuel de Baden-Powell, réunir des enfants, les habiller en scouts et former une troupe. Si elle satisfait aux conditions exigées par le Quartier-Généralcette troupe sera reconnue et agrégée officiellement. Rien de plus simple en apparence. Mais à naissance si aisée correspond une mort aussi facile.

« Pourquoi voulez-vous être Scoutmestre, dit H. G. Elwes. Si vous n’avez pas à cœur ce qui est le but réel du scoutisme, vous ne résisterez pas à la corvée, aux ennuis et aux difficultés du métier une fois que la nouveauté aura passé. Or, le seul but, la seule fin vraie et durable du scoutisme, c’est la formation du caractère. »

Ici surtout « nous ne formons que ce que nous sommes » ; si le maître est inférieur à sa tâche, il ne formera que des Scouts de parade ou de contrebande : il se lassera, et les enfants plus vite que lui : en moins de trois mois peut-être, la dissolution.

Que doit-il donc être, le Scoutmestre?

Quelques réponses partielles se complétant les unes les autres nous en donneront un portrait en pied.

Tout d’abord, fondement nécessaire, le Scoutmestre sera un gentleman, un homme cultivé et un sportsman. Ces titres essentiels ne sont que l’équipement de tout homme complet, indépendamment de sa classe sociale, de sa fortune et de ses capacités intel­lectuelles.

« Un gentleman, et cela se comprend, puisqu’il doit faire des gentlemen, des recrues qui lui arrivent. Donc, délicatesse d’âme, noblesse d’âme, qualités qu’on peut posséder sans être un «monsieur» en jaquette et souliers vernis. Un sportsman c’est trop clair : un homme de bureau ne pourra s’assouplir au campisme et à tout le travail scout ; un homme cultivé enfin – on ne dit pas instruit – c’est-à-dire un homme qui soit sensible à la beauté et au mieux en toute chose, qui déteste tout ce qui est laid, vulgaire et de troisième ordre. L’homme qui néglige une chose belle, qui ne sait pas la faire admirer à l’enfant, ou qui lui préfère une chose vulgaire, fera un mauvais Scoutmestre ».

C’est un « scout ». Sur toutes choses, qu’il ne soit pas « pédagogue ». Le scoutisme est né d’une réaction contre l’enseignement purement livresque, contre l’ins­truction séparée de l’éducation. Le chef de la troupe est donc avant tout, autre chose qu’un professeur. Ce n’est pas un monsieur qui fait des cours, et ses méthodes ne sont pas celles d’un docteur ès lettres. Il est maître – master – c’est vrai, mais il est maître Scout, et il ne réussira que s’il est aussi pleinement scout que le plus « boy » de ses boys. Dignité solennelle, pieux sermons, tout ce qui essaie non pas d’imposer, mais d’en imposer, sont également hors de propos. Il aura au contraire dans l’attitude quelque chose du « bon type » contre qui on ne se met pas en garde, quelque chose du grand frère marié, homme d’expérience et qui sait la vie ; et sa pédagogie pour n’être pas très universitaire n’en sera pas moins fine, avertie, humaine et même divine, car elle ressemblera à celle du Maître qui n’a pas ouvert un cours de religion, mais qui enseignait sur les grandes routes, ou assis sur l’herbe, sans en avoir l’air, en conversant et en faisant découvrir par ses disciples eux-mêmes les vérités dont Il voulait les pénétrer.

Et comme les enfants ont une « capacité extraordinaire pour le culte des héros », il faut, oui, que le Scoutmestre soit le héros de ses scouts, leur grand homme, que par sa compétence, son humour, son entrain, par sa droiture chevaleresque, par sa fidélité à la Loi, il incarne leur idéal, qu’il soit le premier Scout de sa troupe, et alors il en sera véritablement le maître, le Scoutmestre.

Pour savoir commander, et même pour savoir enseigner, il faut aimer.

Il aimera les garçons d’une affection prudente. Il doit se garder lui-même et « garder son cœur », s’occuper d’un chacun en particulier, mais s’il veut avoir toute sa force d’action, il est nécessaire qu’il soit poussé par l’amour de la jeunesse en général et non par une affection personnelle, qu’il s’intéresse autant au grand garçon aux cheveux carotte, marqué de taches de rousseur, qu’au chérubin du type classique de l’enfant de chœur. « Car, l’affection qui a une réelle valeur et qui provoque en retour celle de l’enfant, n’est pas l’affection qui consiste à le choyer et à le cajoler ou – autre extrême – à lui faire des sermons du matin au soir : c’est l’affection, toujours virile dans son expression, gouvernée par le bon sens et dont le fond est en somme le désir de donner et non de recevoir ».

Un père. C’est à vrai dire une affection paternelle : « En prenant ces garçons sous sa charge, le Scoutmestre assume en quelque sorte le rôle d’un père à leur égard, et cela, à une période très critique de leur vie, au moment même où ils sont à la croisée des chemins… A lui de les aiguiller sur la bonne route, à lui de prendre en main chaque âme et de développer ses inclinations personnelles au bien. De lui dépend pour une grande part que la suite de la vie de l’enfant soit un succès ou un désastre. Magnifique occasion offerte à qui veut faire du bien en ce monde et qui a le don ; mais en même temps, grave problème qu’on n’examine pas toujours assez sérieusement avant de se charger des devoirs de Scoutmestre. A chaque officier incombe donc l’obligation de régler sa conduite et son caractère de telle sorte qu’il soit un exemple pour ses enfants. »

Un apôtre. On peut aller plus haut encore. Car enfin, dit Miss Barclay, s’adres­sant aux maîtres louvetiers, pourquoi devient-on Scoutmestre? Par raison naturelle : on a pitié des petits abandonnés sans amis et sans joie ; par raison intellectuelle, parce qu’on sait que, en « prenant » le garçon entre huit et dix ans, on est sûr de l’avoir à temps ; ou enfin, par motif surnaturel : la persuasion que nous faisons énormément pour assurer le salut éternel de l’enfant.

Transformer un petit gamin de rue en louveteau, puis en scout et finalement en bon citoyen, est un idéal splendide, et c’est une raison suffisante pour devenir louvetier. Mais après tout, être bon citoyen ce n’est que servir les autorités de ce monde ; les bons citoyens, si bons soient-ils, mourront tôt ou tard, et on s’attend à ce qu’ils aient à attacher à leurs noms quelque chose de mieux que le titre de bons citoyens. Si vous êtes loyal, vous désirez faire de l’enfant un bon sujet du roi ; si vous êtes patriote, vous désirez en faire un bon citoyen de État ; si vous aimez Dieu, vous désirez en faire un bon fils du Père qui nous aime tous infiniment. Et si vous aimez l’enfant, vous désirez aider son plaisir d’un moment à devenir peu à peu le bonheur calme d’une vie droite, en attendant que ce bonheur se transforme un jour en la joie de l’éternité

Ceux qui envisagent ainsi leur mission sont les vrais chefs et les plus heureux, car ils savent, comme dit Elizabeth Browning, que : « Quand bien même nous échoue­rions, vous, moi, et vingt autres travailleurs, Lui, Il n’échoue jamais. S’il ne peut travailler par nous, Il travaillera par-dessus nous. »

Aussi, ne se découragent-ils pas du peu de succès apparent. Ils savent que, tant qu’ils font « de leur mieux », qu’ils sont fidèles à la promesse scoute, et qu’ils vivent dans l’esprit de la Loi, ils sont les « coadjuteurs de Dieu » et que leur travail ne peut être vain.

L’influence de cet apôtre en khaki déborde les heures de scoutisme. Il suit ses enfants, s’intéresse de près à leur vie, à leur famille, les visite[9]dans ces ménages souvent pauvres, il passe, non en officier qui inspecte à domicile, mais comme chez nous les conférenciers de saint Vincent de Paul, mieux, comme le Sauveur lui-même qui, puisqu’il est le Maître par excellence, est l’idéal du Scoutmestre.

Nous voilà loin du « simple moniteur de gymnastique ou sous-officier en retraite. » Et je veux bien que tous n’aient pas cette envergure: une des difficultés du scoutisme a été le recrutement de chefs à la hauteur de cet idéal. Mais n’est-ce pas déjà beaucoup que cet idéal existe et soit proposé aussi nettement ? Et puis, même pour ceux qui entreraient en charge avec des visées moins sublimes, il faut compter un peu sur la vertu du scoutisme. Avant d’être reconnus, ils promettent d’observer l’esprit de la loi scoute. Une méthode qui exige tant des enfants requiert plus encore des maîtres et les force, ou à se retirer, ou à se maintenir eux-mêmes à un niveau supérieur. Pour eux aussi, le scoutisme est un élément de progrès moral.

Un problème : la formation des scoutmestres. La « scout maîtrise » suppose un ensemble de qualités si remarquables qu’on est en droit de se demander si on les rencontre fréquemment réunies en un seul homme: et comme il existe pourtant en Angleterre quelques dizaines de mille de chefs de troupe, on se demande aussi comment on s’y prend pour les former.

Le problème se posa très vite. Trois ans après la fondation, sir R. Baden-Powell se préoccupait d’un succès qui le prenait au dépourvu :

« Ce n’est pas comme si nous avions travaillé pendant 20 ou 30 ans pour conquérir notre position, mais nous y avons sauté presque d’un bond, et nous sommes déjà reconnus par les autorités pédagogiques du pays à un degré auquel je n’aurais jamais rêvé il y a quatre ans. »

Or, presque tous ces éducateurs étaient improvisés. Il fallait venir en aide à leur inexpérience et les transformer en professionnels.

Aussi, dès les premières années, des séries de conférences furent données à Londres, à Birmingham et dans d’autres grandes villes par le Chef et ses premiers collaborateurs. En novembre 1913, la Gazette annonça l’ouverture d’un cours normal. Ce cours, donné par sir R. Baden-Powell lui-même sous forme de correspondance, parut dans la revue, de février à juillet 1914.

Les amateurs inscrits avaient à étudier ces leçons et envoyer une composition par mois. Ceux qui obtenaient 80 % du total des points et passaient un examen pratique satisfaisant, recevaient alors un diplôme.

Cette formation théorique devait se compléter comme celle des scouts, par l’école du plein air. En 1913, un camp d’instruction pour chefs s’était tenu à Hythe (Kent) ; un autre était prévu pour les vacances de 1914, sans parler des camps de fin de semaine qui pullulèrent durant l’été. Mais l’événement marquant en cet ordre d’idées, fut la conférence de chefs qui se tint à Manchester du samedi saint au lundi de Pâques (11-13 avril 1914) sous la présidence de sir R. Baden-Powell. Elle comprit six sessions et environ vingt-cinq discours furent prononcés sur le scoutisme et l’éducation, le sys­tème des patrouilles, le système des badges, la base religieuse du scoutisme, la cour d’honneur, le recrutement et la formation des chefs de troupe, etc. En même temps un camp modèle, composé de troupes d’élite qu’on avait fait venir de différents comtés, initiait mieux encore que les discours à la pratique de la vie scoute et un grand rally clôtura le congrès. C’était un très bon commencement.

Durant la guerre, cette activité pédagogique fut ralentie ; elle ne s’arrêta point tout à fait. Les conférences de Mat bock Bath en 1917, depuis l’armistice, celle de Minehead, le 7 novembre 1919, témoignent de la vitalité du mouvement et de la volonté de se perfectionner sans cesse qui anime ses organisateurs. Ces congrès ne sont pas des séances de congratulations mutuelles, on y discute et on y travaille.

Ces assises du scoutisme étaient trop peu de chose encore, et les camps de vacances pour chefs avaient l’inconvénient de coïncider comme époque avec ceux des scouts. Un bienfaiteur magnifique résolut la difficulté. En 1919, M. W. de Bois Maclaren faisait présent à l’association de vingt-deux hectares de terres et du domaine de Gilwell Park, à Chingford, dans le comté d’Essex, afin qu’il servît de camp d’instruction pour scoutmestres. Un maître de camp réside au manoir, et désormais c’est toute l’année que les chefs peuvent venir recevoir leur formation sous la direction du capitaine Sidney et sous celle du Chef Scout lui-même qui fait à Gilwell Park de fréquentes apparitions.

Toutes les branches de la technique scoute sont passées en revue, la psychologie pédagogique et les conférences morales ont leur part. Les chefs reviennent de ces périodes, plus conscients de l’importance de leur rôle d’éducateurs et plus aptes à le remplir. D’année en année, l’institution se perfectionne, et de nouvelles générations de scoutmestres se lèvent, nécessairement mieux instruites que les anciennes qui ont dû faire presque seules leur apprentissage. Rien ne vaut en effet le passage par la filière : entrer à la troupe, novice de douze ans, franchir successivement tous les échelons, second, chef de patrouille, assistant, et enfin, avant de fonder sa propre troupe, terminer par un stage à Gilwell Park. Il reste qu’il est des qualités qui ne s’acquièrent en nulle école : les scoutmestres absolument parfaits appartiendront toujours à la catégorie trop peu nombreuse des hommes qui sont nés chefs.


Règles, 1920, p. 34. Les aptitudes exigées sont les suivantes:

a) avoir une connaissance générale du manuel, spécialement de la loi scoute et du règlement général ;

b) se rendre pleinement compte du but religieux et moral qui forme la base du système scout:

c) être d’une position et d’une réputation telles qu’elles garantissent que son influence morale sur les enfants sera bonne, et qu’il possède assez d’énergie et de persévérance pour accomplir sa tâche ;

d) être âgé d’au moins vingt ans ;

e)Avoir l’usage d’un local quelconque pour les réunion ;

f) avoir fait trois mois de service probationnaire dans une troupe déjà constituée. Les scoutmestres sont nommés par les associations locales ou par les corps religieux indiqués aux articles 2 et 76, et ils doivent être approuvés par le commissaire de district avant de recevoir leur brevet signé du Chef Scout. (Ce brevet n’‘est délivré qu’après trois mois d’une probation qui concerne le Scoutmestre et la troupe.)

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