Le pari bénédictin

Nous avons vu dans un précédent article comment Rod Dreher, dans son ouvrage, nous montre l’urgence de la réaction au monde. Poursuivons notre lecture de « Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus », et voyons maintenant comment il nous faut agir.


Une nouvelle forme de politique chrétienne

« Faire de la politique à la façon bénédictine commence par reconnaître que la société occidentale est post-chrétienne et que, sauf miracle, il est improbable que cette donnée soit renversée avant longtemps. »

« Essayer de reprendre notre ancienne position d’influence serait au mieux un effort gâché, si les ressources, financières ou autres, que l’on pourrait allouer à la construction d’institutions alternatives en prévision de la longue résistance, étaient investies à la place dans des tentatives forcément infructueuses de maintien au pouvoir. »

Nous devons bien finir par accepter qu’il y a une opposition profonde entre notre citoyenneté et notre foi.

« La civilisation moderne n’a pas réussi à se garder un centre cohérent : nous devons donc créer nos propres centres, sous la forme de communautés de citoyens aux idées semblables, à partir desquelles reconstruire une éthique nationale. Les porteurs d’un message moral devenu non conventionnel ne trouveront plus leur auditoire là où il se trouvait jusque-là. Les chrétiens traditionnels doivent donc comprendre qu’ils ne parviendront à rien en s’exposant au cœur de la société comme s’ils formaient une grande institution, mais en se plaçant aux périphéries, dans des avant-postes. De cette façon, se recentrer sur la communauté immédiate signifie non pas se retirer du monde, mais au contraire y prêter une attention toute particulière. »

Faire le pari bénédictin, c’est chercher à se ménager un espace aussi large que possible dans lequel nous pourrons être nous-mêmes, et mettre sur pied nos propres institutions.

Mais nous l’avons dit : tout cela ne va pas sans sacrifices. Il faut choisir entre la réussite mondaine et le Christ. Le catholique doit accepter que, peut-être, « il perdra son travail, sa position sociale. Ses enfants n’obtiendront peut-être pas l’université qu’ils veulent, s’ils ont la possibilité d’aller à l’université. Il sera rejeté et ostracisé. Mais en s’affirmant témoin de la vérité, il a accompli quelque chose de puissant : il a affirmé que l’empereur était nu. Et parce que l’empereur est, de fait, nu, quelque chose de dangereux vient de naître. Par son action, en s’adressant au monde, il a permis à tous de voir ce qu’il y avait derrière le rideau. Il leur a montré qu’il était vraiment possible de vivre en vérité. »

« En d’autres termes, les chrétiens dissidents qui font le pari bénédictin doivent garder à l’esprit que leurs projets ont pour but de créer un meilleur avenir, non seulement pour eux, mais pour tous ceux qui les entourent. » « Plus l’Occident sombrera dans l’acédie spirituelle, plus nombreux seront ceux qui se mettront en recherche de quelque chose de vrai, de profond, d’entier. Notre mission de chrétiens est de le leur offrir. »

Comment donc faire cela ?

« Voici comment se lancer dans la politique antipolitique. Coupez-vous de la culture dominante. Eteignez votre télévision. Débarrassez-vous de vos smartphones. Lisez des livres. Jouez. Faites de la musique. Dînez avec vos voisins. Il ne suffit pas d’éviter ce qui est mauvais : il faut adopter ce qui est bon. Créez un groupe dans votre paroisse. Ouvrez une école chrétienne ou aidez-en une existante. Jardinez, plantez un potager et participez aux marchés locaux. Enseignez la musique aux enfants et aidez-les à monter un groupe. Engagez-vous chez les pompiers volontaires »…

« Nous sommes devenus une minorité. Soyons donc une minorité créative. Proposons des solutions vivantes, chaleureuses et joyeuses à ce monde mourant, toujours plus froid et plus sombre. »

Quantité de petites choses apparemment insignifiantes, sont fondamentales pour vivre cette chrétienté. « L’ascèse quotidienne peut consister à se fixer un agenda de prière régulier, à lire chaque jour les Ecritures, à se retrouver le soir pour dîner en famille, à décider de l’heure à laquelle on éteint la télévision et l’ordinateur et à s’y tenir. Avec le temps, ces petits exercices se font sans effort. Il faut que la discipline devienne une seconde nature, qu’il n’est plus besoin de s’efforcer à acquérir. »

Trop souvent, nous avons fait des compromis avec la modernité, nous participons à la vie paroissiale comme à une activité de consommation, et nous agissons en atomes éclatés et irresponsables. « La triste vérité, c’est que le monde, en nous regardant, ne voit pas la différence avec les non-croyants ». 

Nous cherchons trop à nous fondre dans le monde, à nous intégrer, pire, à nous assimiler à ce monde qui nie tout ce à quoi nous croyons. Au contraire, nous devons être, sans provocation, déconcertants aux yeux de nos contemporains. Il nous faut redécouvrir notre passé en renouant avec la liturgie et l’ascèse, en recentrant notre existence quotidienne sur nos paroisses, en nous astreignant sans réserve à la discipline de la pratique religieuse. Alors avec l’aide de Dieu, nous redeviendrons ces personnes étranges que nous n’aurions jamais dû cesser d’être. Aurions-nous peur de nous distinguer en allumant une flamme dans les ténèbres ?

Prenons exemple sur ce père de famille : « Mon fils est allergique aux arachides, et nous avons dû, très tôt, lui apprendre à ne pas manger de certaines choses. Il n’a que cinq ans, mais il comprend et ne s’en plaint pas. Il a la bonne attitude. Au déjeuner de la paroisse, chaque semaine, il nous consulte avant de se servir dans un plat. Pour l’éducation morale, c’est la même chose : il faut que les enfants sachent qu’il n’y a pas de problème à être non-conformiste. En commençant lorsqu’ils sont très jeunes, on s’évite beaucoup de peines quand l’adolescence arrive. »

Et si nous voulons vivre pleinement de cet esprit, il nous faut nous soutenir mutuellement. Nos églises ne doivent pas être seulement un endroit où nous nous rendons le dimanche. Elles doivent être le centre de notre vie. C’est dans le Christ, mais aussi dans l’amitié que nous devons développer avec les fidèles, que nous trouverons les contreforts nécessaires pour rester stables face aux attaques du Prince de ce Monde. 

« Les chrétiens doivent comprendre que nous devons former une contre-culture, mais jamais fuir la société. Au contraire, nous devons être un signe de contradiction face à cette société, nous y engager, et faire fructifier notre communauté pour le bien de nos enfants. »

« Si vous passez trop de temps à planifier une communauté inspirée par la Règle bénédictine qui soit parfaite, vous ne vous lancerez jamais. Et si vous préférez laisser à d’autres le soin d’agir, rien ne sera peut-être jamais fait. Alors qu’attendez-vous ? »

L’éducation, première formation chrétienne

Evidemment, l’éducation et l’enseignement sont fondamentaux pour transmettre la foi catholique. Il nous faut maintenir une éducation solide « c’est-à-dire fondée sur l’idée centrale d’un univers créé et ordonné par Dieu, dont on peut découvrir la structure mystérieuse. » Nous devons créer des écoles catholiques, et ne pas nous arrêter à la fin du lycée : il faut penser également à un enseignement supérieur catholique.

« En général, le modèle moderne est conçu de sorte à préparer les élèves au monde du travail, à leur donner les clés pour mener une vie tranquille et, dans l’idéal, à leur permettre d’atteindre les buts qu’ils se sont fixés, quels qu’ils soient. Le modèle éducatif chrétien d’aujourd’hui reprend ces éléments et y ajoute simplement du catéchisme.

Mais du point de vue chrétien traditionnel, il est fondé sur une mauvaise anthropologie. Pour le christianisme, l’homme est d’abord appelé à aimer et servir Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa pensée, pour parvenir à l’unité avec Lui dans l’éternité. Pour se préparer à la vie éternelle, il doit mettre ses pas dans ceux du Christ et chercher à vivre en harmonie avec la volonté divine.

Etre pleinement un homme, c’est être en conformité avec la réalité en coopérant avec la grâce accordée par Dieu. »

Voilà la voie que nous devons suivre dans nos entreprises éducatives.

« Notre système éducatif actuel remplit les têtes de faits, sans donner aux étudiants d’autre aspiration que le succès ici-bas. Depuis le Haut Moyen Age, la recherche de la connaissance pour elle-même s’est peu à peu détachée de la recherche de la vertu ; aujourd’hui, la rupture est consommée. »

« S’il est vrai qu’une foi de charbonnier, une foi anti-intellectuelle, n’est qu’un faible roseau dans le grand vent de l’intelligence académique, il n’est pas moins vrai qu’une foi purement intellectuelle, qui ne consisterait qu’en l’accumulation d’informations, manque étonnamment de solidité. Si l’on veut équiper les étudiants chrétiens pour faire face à un environnement sécularisé, voire hostile, on ne doit pas leur donner un bouclier protecteur, qui pourrait se briser ou qu’ils pourraient laisser tomber, mais les rendre forts à l’intérieur, forts d’esprit et de cœur. »

Voulons-nous que nos enfants deviennent des saints ou des « bêtes d’examen conformistes et passives » ?

Si nous ne voulons pas d’une petite vie bien tranquille juste saupoudrée de christianisme, il faut nous transformer à la racine. Si nous voulons remettre de l’ordre dans la société, il faut commencer par restaurer l’ordre divin en mettant Dieu au-dessus de tout, sans compromission.

Il ne nous faut pas craindre d’aller à rebours, sans passéisme, mais en étant bien conscient que c’est dans la tradition catholique que nous trouverons le plus radieux des avenirs. « Une chose morte va avec le courant ; seule une chose vivante le remonte » disait Chesterton. Quoi de plus vivant que l’Eglise ?

Au-delà même de l’école, il nous faut retrouver toute une vie catholique, avec ses agriculteurs, ses artisans et ses entrepreneurs. Il nous faut retrouver la véritable valeur du travail.

« J’ai le choix : soit je passe mon temps à critiquer les éditeurs qui refusent de publier les livres que j’écris ou ceux que je voudrais que mes enfants lisent, soit je les publie moi-même. D’autres choix se présentent à tous : rester insatisfait du milieu de la mode, ou devenir le milieu de la mode. C’est le genre d’approche que les chrétiens devront adopter quand le marché du travail deviendra moins accueillant pour eux. Les professeurs qui ne veulent pas enseigner dans les écoles publiques, par exemple, peuvent lancer leurs propres cours de soutien scolaires. »

L’avenir du monde professionnel sera plus difficile pour les chrétiens, mais ce n’est pas pour autant la fin du monde. Cela signifie plutôt que les chrétiens devront faire preuve de davantage d’esprit d’innovation et d’indépendance.

« Les chrétiens fervents qui sont à la recherche d’une carrière pour eux-mêmes et leurs enfants devront renouveler leur regard sur tous les métiers. Il vaut mieux être un plombier qui a la conscience tranquille qu’un avocat d’affaires qui se compromet. »

Mais tout cela ne peut changer que si nous changeons radicalement de regard sur les deux armes les plus puissantes de la modernité : le sexe et la technologie.

Redécouvrir la doctrine paulinienne

Il nous faut retrouver la fierté de la discipline catholique sur le mariage. L’acte sexuel doit s’utiliser dans le mariage, entre un homme et une femme. C’est a priori très simple. C’est aussi en profonde contradiction avec le monde. 

Il nous faut pourtant comprendre que cette morale là a un rôle tout particulier. Tout le monde connaît ce précepte chrétien, et le monde actuel le tient pour fou. Il est comme emblématique, et effectivement, l’expérience prouve que lorsqu’on lâche ce point précis, c’est toute la vie chrétienne qui se délite avec lui. 

La civilisation chrétienne est bien la seule à défendre la monogamie et l’indissolubilité du mariage. Si on y regarde bien, c’est toute la structure de la société qui dépend de ce principe.

Soutenons donc nos familles, et retrouvons une véritable fierté de cette morale conjugale. N’ayons pas peur de montrer toute sa fécondité. 

« En réalité, la doctrine paulinienne de pureté sexuelle a été reçue comme une libération dans la culture romaine de l’époque, caractérisée par la pornographie et l’exploitation sexuelle — en particulier par l’exploitation des femmes, dont la valeur principale aux yeux des hommes païens résidait dans leur fonction d’engendrement et d’instruments de plaisir sexuel. Le christianisme, tel qu’articulé par saint Paul, a opéré une révolution culturelle en limitant et canalisant l’eros masculin, en rehaussant le statut de la femme et du corps humain, et en replaçant l’amour au cœur du mariage et de la sexualité conjugale. »

Trop de catholiques ne voient la chasteté que comme une contrainte nécessaire. Il nous faut retrouver un discours positif sur celle-ci, et bien comprendre que lorsque nous péchons, nous ne faisons pas qu’enfreindre une règle, nous refusons de vivre conformément à la structure de la réalité elle-même, nous crions révolte contre l’ordre établi par la Sagesse Eternelle.

On retrouvera avantageusement toute la beauté de la vocation au célibat, qui peut être extrêmement fructueux. 

Enfin, on aura le courage de prendre les mesures nécessaires pour lutter contre la sensualité ambiante. Par exemple, « les parents doivent réguler l’accès de leurs enfants aux médias et à la technologie de manière beaucoup plus stricte. » Même sur le plan neurologique, la pornographie, par des inondations de dopamine, altère littéralement les circuits du cerveau et crée une dépendance dévastatrice. 

Sans surprise, il nous faut donc contrôler l’une des technologies qui a apporté le plus de transformations dans l’histoire de l’humanité : Internet.

Un monde technologique

Nous sommes devenus totalement dépendants de l’accès à Internet et à nos outils portables. Nous sommes dépendants professionnellement et structurellement, mais aussi plus profondément. On observe chez l’ensemble de la population de véritables phénomènes d’addiction. Or, cette technologie amenuise notre humanité. Elle semble nous donner plus de contrôle, mais elle disperse et fragmente notre attention. Cette modernité est une illusion : le seul sens que nous accordons au monde est celui que nous avons décidé de lui assigner dans notre quête effrénée de maîtrise de la nature.

« Regarder le monde selon un point de vue technologique revient à le considérer comme un matériau modifiable à volonté, dans les seules limites de l’imagination. 

Au contraire, pour la tradition chrétienne, la liberté véritable de l’homme, telle que sa nature l’y prédispose, réside dans une soumission pleine d’amour à Son Créateur. Tout ce qui ne vient pas de Dieu est un esclavage. »

Nous en venons à penser que les progrès technologiques sont inévitables et irrésistibles, sans voir de quoi tout cela nous prive. Ce sont exactement les mêmes logiques qui nous mènent depuis des dizaines d’années vers l’avortement, la fécondation in vitro ou l’euthanasie. Prenons garde de ne pas nous laisser illusionner. S’il existe beaucoup d’associations pour lutter contre l’avortement, pourquoi n’y en a-t-il aucune pour lutter contre les FIV ? Au seul Royaume-Uni, et selon les statistiques officielles, plus de 3 millions d’embryons ont tout simplement été « jetés » dans ce cadre là entre 1991 et 2012.

Ne nous y trompons pas. « Selon la théologie chrétienne traditionnelle, la vérité, le bien et la beauté sont des réalités objectives, des qualités de Dieu, qui sont donc intrinsèques à la Création elle-même. Etre libre, c’est pouvoir voir ces biens suprêmes et y participer, et réaliser ainsi notre vraie nature. En tant que chrétiens, nous nous comportons avec vertu non seulement parce que Dieu le commande, mais encore parce que la vertu nous aide à voir le Christ plus clairement, et à Le faire voir, à Le révéler à d’autres. L’Eglise primitive ne cherchait qu’une chose : contempler la face de Dieu. Tout le reste était secondaire. »

Les chrétiens occidentaux voient facilement la menace de l’Islam ou de la gauche politique. Oublieront-ils de voir le danger du sécularisme libéral ?

« Le pari bénédictin n’a pas vocation à inverser la tendance, à reprendre le terrain perdu par les chrétiens. Ce n’est pas non plus un philtre qui nous fera remonter le temps jusqu’à un âge d’or fantasmé. C’est encore moins un appel à créer des communautés de Purs coupés du monde réel. 

Tout au contraire. Le pari bénédictin consiste à entreprendre un long et patient travail pour arracher notre monde aux artifices, à l’aliénation et à la dissolution de la modernité. C’est le regarder et l’habiter de manière à ébranler le mensonge moderne, selon lequel les hommes ne sont que des fantômes dans une grande machine dont ils peuvent ajuster les paramètres selon leur fantaisie.

« Il n’est pas bien difficile deviner que le monde se divisera bientôt entre ceux qui veulent vivre en créatures et ceux qui veulent vivre en machines », écrit Wendell Berry. Rangeons-nous du côté des créatures, et du Créateur. »


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