Les qualités du chef d’après saint Thomas d’Aquin

Article tiré de la revue des Scouts de France Le Chef n°13, mars 1923, par l’abbé Paul Richaud, aumônier de la 1ère Versailles.


Le scoutisme a pour but de faire revivre quelque chose de l’esprit chevaleresque. Il est, par conséquent, assez naturel que S.M. et C.P. aillent chercher la formule de leurs devoirs dans les écrits du plus grand docteur du moyen âge, Saint Thomas d’Aquin. Mais tous ne possèdent pas encore la «badge» de latiniste, ni celle de théologien. Qu’ils permettent donc à un aumônier de troupe de leur dire quelles sont les trois qualités exigées de tout chef par Saint Thomas d’Aquin.

L’illustre théologien traite ce sujet à propos de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le chef par excellence (Somme théologique, IIIe partie, question VIII, art 1er). Or, pour se faire une idée de ce qui constitue un chef, il observe ce qui distingue la tête des autres membres dans le corps humain :tous savent, en effet, que le mot «chef» vient d’un terme latin qui signifie «tête».

Suprématie

Si l’on considère d’abord la place occupée par la tête, on constate que celle-ci est placée au-dessus de tous les autres membres. C’est là aussi ce qui caractérise un chef à première vue : être placé au-dessus des autres. C’est là ce qui convient excellemment à Notre-Seigneur ; il est supérieur à tous les hommes du fait que son humanité appartient à une personne divine. Mais serait-ce la seule chose qu’envisagent certains garçons ambitieux, lorsqu’ils rêvent de devenir C.P. et même S.M. ? En un sens, ils ont tort ; car ils doivent se rappeler que la loi scoute est inspirée de l’Évangile où nous lisons : « Ceux qui veulent être les premiers seront les derniers ». Mais les S.M. et les C.P., eux, ne doivent pas oublier qu’ils ont été placés au-dessus des autres : ils n’ont pas à chercher une popularité de mauvais aloi en s’abaissant, mais ils doivent s’efforcer d’élever les autres à leur niveau. Il y a, d’ailleurs, une bonne manière de faire respecter son autorité sans pour cela « être des fiers », c’est de remplir la deuxième condition signalée par Saint Thomas pour être un vrai chef.

Perfection

Si l’on envisage, en effet, la tête et les membres au point de vue de leur perfection respective, on constate que la tête en détient comme la plénitude : elle renferme, à elle seule, les cinq sens, tandis que le toucher est seul réparti dans tout le reste du corps. Telle est également la qualité maîtresse de tous ceux qui sont appelés à commander : ils doivent être plus parfaits que leurs subordonnés. Or Jésus mérite bien à cet égard son titre de chef, lui qui possède la plénitude de grâce et de vertu. 

Mais si nous poursuivons notre application aux différents chefs scouts, allons-nous, en conséquence, demander à tout S.M. et même au plus petit C.P. de conquérir à lui seul toutes les « badges » ? Non : les manches de sa chemise ne suffiraient pas à en porte tous les emblèmes : personne ne peut se flatter d’avoir des aptitudes universelles. Mais ce que nous lui demandons, c’est d’être le plus habile dans la spécialité de sa troupe ou de sa patrouille, c’est d’être le plus exact à en pratiquer la devise, c’est d’incarner mieux que les autres l’esprit scout et ses vertus.

Autorité

Enfin, quand on étudie l’influence des différentes parties du corps entre elles, on voit que la tête est le principe de l’activité de tous les autres membres qu’elle dirige. Or, n’est-ce pas ce à quoi, en dernière analyse, doit viser un chef ? être l’âme du groupement dont il a la charge et exercer sur tous ses collaborateurs une véritable action. Notre-Seigneur encore nous en montre un exemple parfait, puisque dans l’ordre de la grâce, nous sommes tous tributaires de sa rédemption.

Mais c’est là aussi ce qu’il y a de plus délicat dans l’art de commander. Faire agir les autres dans le sens que l’on veut est beaucoup plus difficile que d’exécuter tout par soi-même. Un bon chef, cependant, essaiera de s’y rompre : il se rappellera qu’il n’est pas là seulement pour donner l’exemple, mais pour donner l’impulsion. Il y parviendra peu à peu, observant les ressorts psychologiques de chacun et sachant les faire jouer au moment voulu, employant avec opportunité la menace ou la promesse, s’appliquant surtout à former à ses patrouillards une neutralité dont il sera le maître, s’ingéniant à se faire aimer, estimer, c’est-à-dire à mériter confiance…

Mais qui aurait pensé à voir dans Saint Thomas d’Aquin le théoricien du scoutisme ? Pourquoi pas ? le Pape en a bien fait le Patron des étudiants et des écoliers.

En tous cas voilà quelques idées que nous livrons à la méditation de nos Scoutmestres et chefs de Patrouille.

En fouillant dans la Somme théologique, on y trouvera peut-être un jour le code moral du parfait «seconde classe».


Somme théologique, IIIe partie, question VIII, art 1er

ARTICLE 1 : Le Christ est-il la tête de l’Église?

Objections : 1. La tête communique le sens et le mouvement aux membres ; or le sens et le mouvement spirituels, qui supposent la grâce, ne nous sont pas communiqués par le Christ homme, car, dit S. Augustin, ce n’est pas comme homme, mais comme Dieu que le Christ donne le Saint-Esprit. Le Christ en tant qu’homme, n’est donc pas la tête de l’Église. 

2. Celui qui possède déjà une tête ne peut soi-même être tête. Mais le Christ, comme homme, a Dieu pour tête, selon cette parole de l’Apôtre (1 Co 11, 3) :  » Le chef du Christ, c’est Dieu. «  Le Christ n’est donc pas tête. 

3. Chez l’homme, la tête est un membre particulier sur lequel le cœur exerce son influence. Mais le Christ est pour toute l’Église un principe universel : il ne peut donc être tête de l’Église. 

En sens contraire, il est écrit (Ep 1, 22):  » (Dieu) l’a donné pour tête de toute l’Église.  » 

Réponse : De même que l’on donne à toute l’Église le nom de corps mystique par analogie avec le corps naturel de l’homme, dont les divers membres ont des actes divers, ainsi que l’enseigne l’Apôtre (Rm 12, 4; 1 Co 12, 12), de même on appelle le Christ tête de l’Église par analogie avec la tête humaine. Celle-ci en effet peut être considérée à trois points de vue différents : au point de vue de l’ordre, de la perfection et de la puissance. Sous le rapport de l’ordre, la tête est l’élément premier de l’homme, en commençant par le haut ; de là vient que l’on a coutume d’appeler tête tout ce qui est un principe, selon cette expression d’Ézéchiel (16, 24) :  » A la tête des rues, tu as élevé le signe de la prostitution. «  – Sous le rapport de la perfection, c’est dans la tête que se trouvent tous les sens intérieurs et extérieurs, alors que dans les autres membres, il n’y a que le sens du toucher ; de là vient qu’il est dit dans Isaïe (9, 15) :  » L’ancien et le dignitaire, c’est la tête. «  – Sous le rapport de la puissance, c’est encore la tête qui, par sa vertu sensible et motrice, donne aux autres membres force et mouvement, et les gouverne dans leurs actes. Voilà pourquoi l’on donne au chef du peuple le titre de tête, selon cette parole (1 S 16, 17) :  » Lorsque tu étais petit à tes propres yeux, n’es-tu pas devenu la tête des tribus d’Israël? «  

Or ces trois fonctions de la tête appartiennent spirituellement au Christ. En raison de sa proximité avec Dieu, sa grâce est en effet la plus élevée et la première, sinon chronologiquement, du moins en ce sens que tous ont reçu la grâce en relation avec la sienne, selon cette parole (Rm 8, 29):  » Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils, afin qu’il soit le premier-né parmi un grand nombre de frères. «  – De même, sous le rapport de la perfection, le Christ possède la plénitude de toutes les grâces, selon cette parole (Jn 1, 14) :  » Nous l’avons vu plein de grâce et de vérité. «  – Enfin pour ce qui est de la puissance, le Christ peut communiquer la grâce à tous les membres de l’Église, ainsi qu’il est dit encore (Jn 1, 16)  » De sa plénitude nous avons tous reçu.  » apparaît donc avec évidence que l’on peut à bon droit donner au Christ le titre de tête de l’Église. 

Solutions : 1. En tant que Dieu, il convient au Christ de donner la grâce ou le Saint-Esprit par autorité. En tant qu’homme, cela lui convient encore comme instrument, parce que son humanité était l’instrument de sa divinité. Et ainsi ses actions, par la puissance de sa divinité, nous donnaient le salut en causant en nous la grâce, à la fois par mérite et par une certaine efficience. S. Augustin nie que le Christ, comme homme, puisse nous communiquer d’autorité le Saint-Esprit ; mais par mode instrumental ou ministériel, même d’autres saints peuvent communiquer le Saint-Esprit, selon cette parole (Ga 3, 5) :  » Celui qui vous confère l’Esprit « , etc. 

2. Dans le langage métaphorique, l’analogie ne s’applique pas sous tous les rapports ; autrement ce ne serait plus une analogie, mais l’expression exacte de la réalité. Sans doute, dans la nature, la tête ne peut dépendre d’une autre tête, car le corps humain ne fait pas partie d’un autre corps. Mais le corps, que l’on appelle ainsi par analogie, et qui représente une multitude ordonnée, peut faire partie d’une autre multitude ; ainsi la société domestique fait partie de la société civile. Et c’est pourquoi le père de famille, qui est la tête de la société domestique, a au-dessus de lui une autre tête qui est le gouvernement de la cité. En ce sens rien n’empêche que Dieu soit la tête du Christ, alors que le Christ est la tête de l’Église. 

3. La tête a une supériorité manifeste sur les autres membres extérieurs ; le coeur, lui, exerce une influence cachée. C’est pourquoi l’on compare au coeur le Saint-Esprit, qui vivifie et unifie invisiblement l’Église ; et l’on compare à la tête le Christ, dans sa nature visible, parce que, comme homme, il l’emporte sur les autres hommes. 

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