La place du Maître

Nous vous livrons ici un texte de Guy de Larigaudie, extrait de Etoile au Grand Large.


« L’ordonnance d’une table est strictement symétrique en notre siècle nivelé. Les dossiers des fauteuils ou des chaises tracent à une hauteur égale une ligne sans courbe. Dans la similitude des verres et des assiettes, chaque couvert est la réplique exacte des couverts qui l’avoisinent. Pour tant de régularité, la table semble incomplète, inachevée, comme un carré de troupes dont le chef ne se détacherait pas nettement de l’ensemble, comme une voûte dont la clef serait invisible.

Il manque quelque chose à cette table : la place du Maître.

J’aimais la coutume de jadis qui indiquait cette place par un fauteuil plus haut et un verre plus grand.

Ce fauteuil était imposant et vaste, si vieux que l’extrémité de ses bras était polie par le contact des mains. Seul s’en servait le Maître de maison. Lorsqu’il était absent, nul de le prenait à sa place. Les enfants, avec crainte, évitaient de s’y asseoir ou de le bousculer en jouant.

Fauteuil ? Sans doute. Mais pour l’idée qu’il représentait, trône plutôt. Lorsque le soir, dans le recueillement des veillées familiales, les flammes montaient dans la cheminée leur gamme de pourpre et de rêve, il concrétisait en ses formes de cathèdre la majesté de l’heure. Lorsque son haut dossier dominant les autres sièges se dressait aux repas à la place d’honneur, il était une image sculptée de la hiérarchie dans la famille, témoin d’un respect et d’une autorité aplanis depuis lors.

Le verre était un grand gobelet de cristal épais d’un demi-centimètre et d’une contenance de plus d’un demi-litre.

Fils des lourds hanaps que les chevaliers tenaient à deux mains au retour des longues chevauchées, il était de proportions seigneuriales. Adapté à une race forte d’hommes grands chasseurs et grands buveurs, ses formes étaient rigides et robustes. Il devait faire beau de le voir scintiller du reflet des vins lorsque, au retour de la chasse, on l’emplissait et le vidait en contant quelque bel exploit.

Qui donc maintenant, pourrait se servir avec aisance d’un pareil cratère ? Ses lignes trop imposantes seraient déplacées sur une table. A sa vue, tous les verres, depuis les coupes haussant leurs corolles sur leurs tiges diaphanes jusqu’aux gobelets plastronnant de toutes leurs facettes, tous les verres humiliés par son orgueil féodal pousseraient contre lui un tollé de cristal.

Aujourd’hui, dans l’obscurité des greniers, les toiles d’araignées tendent autour du vieux fauteuil un tramail d’oubli. Au fond d’un placard, le grand verre de cristal prend des teintes laiteuses sous la poussière qui le recouvre. Et, lorsque je vois des chaises toutes semblables tourner autour d’une table une ronde uniforme, lorsque je bois dans une verrerie désespérément standardisée, je songe parfois avec un peu d’amertume au fauteuil du Maître de maison, au verre du chef de famille, souvenirs d’une hiérarchie aujourd’hui égalisée, symboles oubliés d’une époque révolue. »

 

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