Refuser le laïcisme

Nous reproduisons ici la préface de la première édition de Le Scoutisme, le livre fondateur de Jacques Sevin.

Cette préface est de Georges Goyau, de l’Académie Française et membre du conseil protecteur des Scouts de France. 1922.

Huit ans durant, le P. Jacques Sevin, de la Compagnie de Jésus, a étudié le scoutisme en Angleterre, en Belgique, en France, et le livre qu’il publie sous ce titre : Le Scoutisme, étude documentaire et applications résume ses expériences, et entr’ouvre à l’action catholique certaines perspectives nouvelles.

Car il résulte des observations du P. Sevin, que le scoutisme, quoi qu’on en ait dit, « n’est nullement d’inspiration et de tendance spécifiquement protestantes », et que « nul évêque n’a eu besoin d’en modifier les statuts fondamentaux pour que naquissent dans tous les pays des troupes catholiques de scouts ».

Et l’ardent appel que fait le P. Sevin en faveur des Scouts catholiques de France témoigne que, d’ores et déjà, un scoutisme catholique existe, qui doit, avec le temps, s’épanouir et rayonner. Il a son centre dans la Fédération nationale catholique des Scouts de France, fondée en juillet 1920, sous la présidence du général de Maud’huy, et dont M. le chanoine Cornette est aumônier général. On se tromperait fort en ne voyant dans cette Fédération qu’une fragile et précaire façade, qui masquerait un demi-néant. Il y a là, tout au contraire, un imposant échafaudage, où s’abritent déjà une centaine (1) de troupes de catholiques scouts éparpillées à travers le pays ; et de très précieuses approbations officielles semblent faire contrefort à cette ébauche de bâtisse, qui assure définitivement à notre scoutisme catholique pignon sur rue. Voici, venant d’outre-Manche, l’approbation du bureau international du scoutisme ; voilà, libellé dans Paris même, l’agrément du gouvernement français ; et par-dessus ces témoignages planent la bénédiction du cardinal de Paris, datée du 17 janvier 1921, la bénédiction de nombreux évêques, et l’approbation très expressément encourageante du Pape Pie XI, transmise le 30 mars 1922 par le cardinal Gasparri. Officiellement, l’organisation scoutiste est devenue l’une des formes de groupement proposées aux jeunes catholiques ; et c’est là l’un des faits capitaux, dans la récente histoire de notre renouveau religieux.

Montalembert jadis, en une phrase célèbre, opposait aux fils des croisés les fils de Voltaire. Encore aujourd’hui, devant la jeunesse, deux idéaux paraissent être en présence : l’idéal de la chevalerie, et l’idéal du laïcisme. Dans la chrétienté du Moyen âge, le serment du chevalier, ratifié par les rites liturgiques, unifiait au service de Dieu, au service des faibles, au service des pauvres, toutes les énergies de l’âme et du corps : de par ce serment, toute la vie du chevalier, toutes ses aspirations, tous ses efforts, étaient subordonnés à sa responsabilité d’ouvrier de l’Évangile ; et toute son activité, dans ses intentions comme dans ses effets, devait être, physiquement, intellectuellement, moralement, socialement, l’activité d’un chrétien. Tout au contraire, dans notre société moderne, le laïcisme, au fond des âmes, multiplie les démarcations : libre à Dieu d’y trouver quelque refuge écarté, et de s’y retrancher, et de maintenir ainsi son règne sur une parcelle de l’âme, mais ce ne sera que sur une parcelle. On sera des gymnastes, tous ensemble ; et puis, à l’écart, à côté, chacun, à part soi, s’il le juge à propos, sera par surcroît un chrétien ; mais la vie intellectuelle et la vie sportive se développeront, collectivement, en dehors de toute préoccupation chrétienne ; elles ne seront point dans l’orbite du rayonnement chrétien.

C’est le grand mérite du scoutisme catholique de transplanter parmi notre jeunesse contemporaine le vieil idéal de la chevalerie, et d’aspirer à « prendre l’enfant dans tout son être : physique, intellectuel et moral ». Froissart dit quelque part que les « escoutes » — ainsi que l’on disait au Moyen âge — étaient « des hommes de dévouement qu’on envoyait aux avant-postes — aux postes d’écoute — et dont la mission était à la fois d’éclairer la marche d’une troupe et de se sacrifier au besoin pour le salut de tous ». Texte éminemment précieux : car il semble nous inviter à restituer au scoutisme ses véritables origines nationales et religieuses. Comme le délicieux mot de nos ancêtres : fleureter, conter fleurette, nous est revenu par le Pas-de-Calais, avec l’orthographe « flirter », de même le mot scout dissimule mal, sous sa forme exotique, notre vieux vocable français. L’Église, au temps de la chevalerie, régnait, au nom même de sa juridiction morale, sur l’homme tout entier ; elle voulait régir le muscle en même temps qu’elle régissait l’âme, et l’âme était au Christ ; et l’apprentissage de vaillance qui formait le futur chevalier donnait à sa force physique une discipline en même temps qu’un élan. On le rendait débrouillard — on le rendait « costaud », diraient nos poilus d’aujourd’hui, — afin qu’il fût admirablement outillé pour prêter aide à Dieu, et à la mère Église, et à l’humble foule des serviteurs de Dieu. L’évêque, en consacrant à Dieu le bras du chevalier, signifiait à la force humaine qu’elle n’était qu’un moyen dont l’usage devait être réglé par des fins morales supérieures, et que les plus beaux fait d’armes n’avaient de valeur et de légitimité que dans la mesure où ils se subordonnaient aux exigences de la justice et s’inséraient ainsi dans l’histoire même du plan divin, comme d’authentiques épisodes de la collaboration humaine à l’œuvre de Dieu.

Mais c’est là précisément l’esprit que le scoutisme catholique veut inculquer à ses jeunes pupilles. Si on leur donne une formation physique qui les met en mesure de se débrouiller, on leur indique formellement que ce n’est pas en vue d’un but égoïste, mais pour leur permettre de venir en aide aux autres ; et la loi de la bonne action quotidienne, telle qu’elle leur est proposée, maintient sur leur horizon l’idée très haute, très chrétienne, de se comporter en serviteurs. Le Seigneur était un serviteur, disait Lamennais, de la chevalerie féodale ; le scout à son tour est un serviteur. Un serviteur qui doit « être toujours prêt » : c’est là sa devise, et les préapprentissages très variés qui composent sa formation intellectuelle et qui s’adaptent au tempérament personnel de chacun mettent le scout en mesure d’accroître le rendement de son énergie, pour toutes les requêtes sociales qui lui feront appel. Mais pour que le scout, sans lassitude ni défaillance, demeure fidèle à cette orientation de ses forces physiques, à cette direction de ses forces intellectuelles, le scoutisme catholique affermit sa vocation même en lui prescrivant, avant tout exposé de la loi scoute : Tu seras fidèle à ta foi et tu lui soumettras ta vie toute entière. Et de crainte que le scout, dans la dispersion même de son activité, ne néglige les devoirs les plus prochains, ceux qui l’obligent envers sa famille, envers sa patrie, le scoutisme catholique lui rappelle ces deux principes : Le scout est bon citoyen ; le devoir du scout commence à la maison. Combien ce dernier principe est rassurant pour ceux qui redoutaient que les exubérances d’un certain scoutisme ne portassent atteinte aux devoirs familiaux ! Dieu premier servi et la famille après Dieu, et Dieu et la famille servis avec cette délicatesse de conscience suggérée par la « loi scoute » et qui intéresse l’honneur même du scout à l’observance de tous ses devoirs. Et puis, après ces services primordiaux qu’il aura à cœur d’accomplir allègrement, intégralement, parce que les principes même du scoutisme catholique le lui commandent, le scout catholique pourra sans péril, dans le cadre tutélaire de sa Fédération, prendre contact avec les autres groupements scouts, et leur révéler, par son propre exemple, tout ce que la doctrine morale du catholicisme donne de vigueur et d’essor aux consciences éprises du bien, et tentées parfois par le mal. Le Scoutisme, ainsi conçu, ainsi pratiqué, tient en main tous les ressorts de l’âme; et les coalise, sous l’impulsion même de l’Évangile, pour une besogne d’amour.

A bas les cloisons étanches qui, fallacieusement, profitaient à la paresse morale en marquant dans l’âme je ne sais quelle limite où la vie chrétienne finissait, où la vie « laïque » commençait ! Les initiateurs du scoutisme catholique renversent ces cloisons ; ils habituent le jeune homme à savoir ramasser tout son être, toute sa vie intérieure et toute sa vie profonde, sous le regard de sa conscience, ouverte elle-même au regard de Dieu, et sous la double protection du souci qu’il a de son honneur et de la confiance qu’il a dans la grâce.

(1) A la date où ces lignes ont été écrites, avril 1922.

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