L’apport des Jésuites et la tradition des jeux dans les œuvres

Nous reproduisons ici un extrait de Laurence Munoz, Une histoire du sport catholique – La fédération sportive et culturelle de France 1898-2000, Espaces et Temps du Sport, L’Harmattan, Paris, 2003 p. 78 à 82.


[…] (1) les Jésuites, en réformant le système éducatif, sous l’impulsion de saint Ignace de Loyola (1556), inaugurent une pédagogie dans laquelle le statut du corps est davantage valorisé : « On ne doit pas châtier son corps sans modération, et sans discernement, dans les jeûnes, les veilles, les autres pénitences et fatigues extérieures, qui font du mal et empêchent de plus grands biens. » (1) La préoccupation du corps chez les Jésuites s’affirme par un souci de préservation. Si une affection exagérée pour les soins du corps est répréhensible, « un souci convenable de veiller aux moyens de conserver la santé et les forces physiques en vue du service divin, est louable et demandé à tous » (2). Ce point de vue amène les Jésuites à combiner autrement l’organisation des études. La formation de saint Ignace, noble formé aux disciplines chevaleresques n’est sans doute pas étrangère à l’intégration d’exigences corporelles chez les jésuites. (3) 

La pédagogie jésuite offre au corps un nouveau statut, grâce à la réduction des horaires de cours et d’études permettant l’inscription à l’emploi du temps de deux récréations, et de la création d’un jour de congé par semaine : jeux de barre, jeux de ballon, jeux de boules, de mail, de paume, composent les récréations, sous la surveillance vigilante des Pères. Les Jésuites utilisent aussi les « maisons des champs » que possèdent leurs collèges pour y organiser promenades, excursions et grands jeux. Les nouveaux collèges conçus par les Pères comprennent systématiquement une cour plus ou moins spacieuse, qui offre un espace pour s’ébattre ou jouer sous leur direction. De Dainville relève, dans le détail des comptes des pensionnaires « l’extraordinaire consommation de paires de souliers et la fréquence de leurs remplacements » qui affermit l’idée selon laquelle « on jouait au ballon avec chaleur ». (1) 

La finalité de ces exercices est de compenser le travail intellectuel et de préserver le corps. Le présupposé sous-jacent reconnaît que le délassement mental et le plaisir occasionnés par les jeux rendent l’élève mieux disposé à l’apprentissage. « Prendre en compte l’éducation physique, c’est d’abord bien distribuer le temps de la journée pour que les mêmes parties du corps ne soient pas sollicitées trop longuement pur éviter ainsi la fatigue. » (4) Les exercices dangereux sont interdits, ainsi que les exercices où la force est un élément de distinction. Les contacts avec le corps des autres sont proscrits. Le cardinal Silvio Antoniano déclare que « l’esprit vif et mobile des enfants demande beaucoup de mouvement. L’agitation leur est grandement utile ; elle excite et développe leur chaleur naturelle. Leurs membres exercés par la course, par le saut, par des mouvements rapides, deviennent agiles, souples et robustes. Les enfants et les jeunes gens ne doivent donc pas d’ordinaire choisir des jeux tranquilles… » (4) A Paris, le règlement prévoyait pour les plus grands « qu’on accordât la faveur d’aller seuls à la Sphère ; c’était le plus célèbre de la centaine des jeux de paume que comptait alors la capitale » ; mais le succès était tel que « défense fut faite aux tripotiers de ne recevoir aucuns écoliers au jeu de paulme sinon aux jours de congé… » (4) Cependant, le but n’étant pas d’exercer systématiquement le corps, « on ne peut leur attribuer (aux jeux) une visée d’apprentissage ou d’exploitation pédagogique circonstanciée » (5) autrement dit, « les jésuites ont laissé l’activité physique se développer, tout en la contrôlant et en la limitant, plus qu’ils ne l’ont vraiment utilisée de manière méthodique » (3) Simplement, le contenu des récréations, les promenades, les excursions et les grands jeux constituent « une certaine culture du corps ». (1)

Si la période de la Renaissance est rétrograde en ce qui concerne les soins apportés au corps (3), l’habitude du jeu, fortement ancrée dans les congrégations religieuses, les petits et grands séminaires, perdure, et entre bientôt dans les œuvres de jeunesse. Dès le XVIIIe siècle, Denis Truilhard et Boniface Dandrade aident à ressusciter l’association qui s’était essayée à vivre en 1694, puis s’était découragée. (6) Ils fondent la congrégation du Saint Enfant Jésus pour les plus jeunes enfants, et la Congrégation de Saint Jean Baptiste pour les plus âgés. La Congrégation des petits se réunissait officiellement les après-midi du dimanche et du jeudi ; celle des grands, le vendredi soir. A la Congrégation du Saint Enfant Jésus, la consigne était « de jouer, et d’être gais ; il y avait là des adolescents de la société marseillaise, qui, sous la haute direction des séminaristes, appelés Pères de la Jeunesse, venaient faire jouer les enfants. Ils étaient en dehors des heures de jeux les captifs d’une règle solide, et obligés par cette règle au travail, à l’obéissance, à la fréquentation périodique des sacrements, à la fixation d’une heure régulière pour leur lever, à des exercices de piété qui semblaient faits pour un âge plus avancé. » (6) Au moment de la Révolution française, Jean Joseph Allemand continua l’œuvre du père Truilhard. Il instaure la pratique des jeux, mais « billard et théâtre, distractions littéraires, voyages à Paris, tout cela ne lui disait rien de bon ». (6) L’abbé Timon-David fonde une œuvre similaire à la différence qu’elle s’adresse aux jeunes apprentis et aux jeunes ouvriers. Les jeux constituent non pas le seul moyen d’action, mais le principal. 

En 1899, les échos rapportés d’un dialogue entre un curé et son vicaire dévoué à l’œuvre de jeunesse témoignent de la persistance de ces pratiques : Le vicaire à son curé : « Le temps était beau et l’on a joué avec une ardeur que je n’avais pas encore vue depuis que je suis dans l’oeuvre. Moi-même, entraîné par l’enthousiasme général, j’ai joué comme je jouais au petit séminaire. Ma soutane a bien reçu quelques accrocs, mais je sens que j’ai beaucoup gagné dans l’esprit des enfants. » (7) Une différence apparaît tout de même, en comparaison des jeux organisés par les jésuites. Alors que les ecclésiastiques avaient pour mission de surveiller ces jeux, le prêtre y prend part ici. Mais cette différence apparaissant par le hasard des sources de manière contingente, elle ne doit pas constituer une généralité.

Cependant, la tradition des jeux ne saurait suffire à expliquer l’avènement et l’adhésion croissante du mouvement en faveur de l’éducation physique et des sports dans le milieu catholique ; d’autant que la gymnastique de type amorosienne, qui sera bientôt préconisé dans les patronages semble constituer « une rupture véritable avec l’état des choses antérieur ». (3) La mise en œuvre progressive de ce projet est rendue possible grâce à son étroite correspondance avec celui de l’Eglise, et grâce à la subtile clairvoyance de son initiateur.


1. F. De Dainville, L’éducation des Jésuites, collection Le sens commun, Editions de minuit, Paris, 1991.
2. Saint Ignace, traduction du texte officiel de la Constitution de la Compagnie de Jésus, datant de 1556, Editions Desclée de Brouwer, Paris, 1967, p. 101-105.
3. J. Thibault, Les aventures du corps dans la pédagogie française, Vrin, Paris, 1977.
4. M. Grandière, L’idéal pédagogique en France au XVIIIe siècle, Voltaire Foundation, Oxford, 1998, 432 p.
5. G. Vigarello, Le corps redressé.
6. Ouvrage collectif, Nos jeunes, Editions Bloud & Gay, Paris, 1935. Introduction de Georges Goyau.
7. Un ami du curé de St Jean en B., causerie sur les œuvres de jeunesse, in Bulletin de la Commission des patronages, n°6, 9e année, juin 1899, p. 80.

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