La part du Diable

Au détour de ses écrits, le Père Jacques Sevin conseille aux Dames de la Sainte-Croix de Jérusalem la lecture de La part du Diable, de Denis de Rougemont. Ce livre, édité chez Gallimard en 1946, vaut effectivement le détour. Vous pouvez le retrouver dans notre boutique.


 

« On était arrivé au fumoir. Et tout le monde se remit à parler des nouvelles du jour comme si le Diable n’existait pas. Pourtant le Philosophe me prit encore à part : — Pourquoi n’écririez-vous pas un livre sur le Diable ?
J’y songeais depuis quelques instants. »

 

C’est ainsi que Denis de Rougemont se lance le défi d’écrire sur le diable, et d’analyser sa manière d’agir, afin de mieux le dévoiler. Il ne prétend pas rédiger un ouvrage de théologie, mais on trouvera sous sa plume de nombreuses réflexions intéressantes, l’auteur analysant – nous sommes au lendemain de la guerre – la présence du diable dans la dictature. Le tour de passe-passe serait trop simple s’il s’arrêtait là. Si Hitler est le diable incarné, cela veut-il dire qu’il est maintenant mort et enterré ? Non bien sûr, il œuvre encore et toujours. Il est bien présent dans la démocratie et plus encore dans chacun de nous.

Rougemont nous dit aussi que plus que jamais, il est nécessaire de parler du diable, qui sait trop se faire oublier, ou se ridiculiser lui-même, pour ne paraître qu’une fable grotesque du Moyen-Age.
« Le Diable est l’anti-modèle absolu, son essence étant précisément le déguisement, l’usurpation des apparences, le bluff éhonté ou subtil, bref, l’art de faire mentir les formes. » Il est « le grand Truquage ». Trop souvent, nos contemporains pensent que « le mal ne serait pas une réalité spirituelle, mais une multiplicité de fautes, d’erreurs, d’accidents matériels, de hasards considérés comme malheureux, de malajustements et d’absurdités. Une collection de grands et de petits scandales parfois localement explicables, ou qu’on se borne à déclarer absurdes et fous s’ils résistent à notre analyse. »

Or, « La preuve que le Diable existe, agit et réussit, c’est justement que nous n’y croyons plus. »

Il s’agit donc de dévoiler le Prince de ce Monde. « Tombé de l’éternel, Satan veut l’infini. Tombé de l’Etre, il veut l’Avoir. Mais le problème est insoluble à tout jamais. Car pour avoir et posséder, il faudrait être, et il n’est plus. Tout ce qu’il s’annexe, il le détruit. » Mais il a déjà perdu. « on ne devient pas père en volant un enfant. On peut voler l’enfant, mais non la paternité. » Si les hommes savent reconnaître leur Père céleste, se jeter dans les bras de sa Miséricorde, ils feront retour à Lui, car il a déjà vaincu le Monde.

 

En approfondissant, on comprend que le Diable n’a pas toujours besoin d’intervenir pour que nous péchions, et que lorsqu’il intervient, il agit « dans le bien, par le moyen de nos vertus. Car nous savons qu’il ne peut rien créer, pas même le champ de son action. Il ne peut donc que tordre et déformer ce qui existe et fut bien fait par Dieu. Nos vices mêmes ne sont pas de véritables créations du Diable, mais seulement des vertus mal orientées. »
« On sait l’histoire du Grand Vizir qui rencontre la Mort dans un jardin de Téhéran. Elle lui fait un petit signe énigmatique. Epouvanté, le Vizir s’enfuit en Ispahan. Il se croit sauvé. Mais voici que la Mort reparaît le soir même dans son palais. — Par Allah ! s’écrit le Vizir, tu m’as trompé ! — Non, dit la Mort, lorsque je t’ai fait signe à Téhéran, c’était simplement pour te dire que je t’attendrais ce soir ici.
Ainsi le Diable nous fait signe dans nos vices et nous attend dans nos vertus. »

Si Hitler a été diabolique, ce n’est pas par ses conquêtes et sa domination implacable. « Ce n’est pas d’envahir un petit pays qui est diabolique, cela s’est fait de tous les temps, c’était si l’on peut dire, égoïsme normal, soif de richesse, vulgaire impérialisme ; ce qui est diabolique, c’est d’appeler cela « consolider la paix » ou « fonder le nouvel ordre ». Ce n’est pas d’annexer la Tchécoslovaquie qui est diabolique, mais c’est de le faire au lendemain d’un discours où l’on invoque « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». […] Ce n’est pas d’attaquer les Eglises, mais c’est de le faire en nationalisant la Providence, en son nom. Ce qui est proprement diabolique, c’est moins de faire le mal que de le baptiser bien, quand on le fait. C’est de vider tous les mots de leur sens, de les retourner et de les lire à rebours, selon la coutume des messes noires. C’est d’intervertir et de ruiner par l’intérieur les critères mêmes de la vérité. Et c’est enfin d’aller le mensonge, de préférence, dans une parole de vérité ! » Hitler est-il si loin de nous ?

La démocratie est-elle sans défauts ? Les peuples d’occident « pensent avoir trouvé le système. Ils aiment la paix, la vertu, l’ordre et la santé. Ils ont raison, mais le Diable les mène, car ils voudraient la paix sans lutte et la vertu sans tentations, et l’ordre par l’anesthésie, et la santé par la désinfection. »
« par une mutation brusque, dans l’espace de cinquante à cent ans, la société est devenue trop gigantesque pour être dominée d’un seul regard. Une seule intelligence ne peut plus en comprendre et en maîtriser les rouages. (Et c’est sans doute pourquoi l’on peut impunément donner aux plus grossiers et aux plus ignorants le droit de voter et de dire leur mot sur tout : ce ne sera pas pire.) »

« Quand une démocratie rougit de ses vertus, sur quelles forces peut-elle compter ? Et quand l’élite d’une société n’attache plus que du ridicule aux disciplines qui l’ont fondée et maintenue, quand elle réserve ses applaudissements aux plus médiocres parce qu’ils amusent le plus grand nombre et rapportent le plus d’argent, quand elle rend un culte à des stars d’une intolérable sottise, quant tout cela paraît naturel, et le contraire anti-social ou ennuyeux, que peut-elle opposer aux barbares ? La barbarie débile et bébête de nos foules, la démission sans élégance des élites, est-ce que c’est cela qu’il faut sauver au prix de sa vie ? »

Plus encore que dans un système politique, le Diable est en chacun de nous. Alors que Notre-Seigneur fait de saint Pierre le premier pape, au paragraphe suivant dans l’Evangile, il n’hésite pas à le nommer tout autrement : « Arrière de moi Satan ! Tu m’es un scandale ; car tes pensées ne sont pas les pensées de Dieu mais celles des hommes. »
Alors, Satan fait croire à l’homme qu’il n’est pas responsable, et Satan crée les masses, pour déculpabiliser les individus. « Nous tenons ici le secret de sa grande stratégie : produire le péché en série et rationaliser la chasse aux âmes. »
L’homme n’existe plus par lui-même. « Au cinéma, l’individu moderne s’habitue à courir par délégation les aventures qui ne lui arrivent pas. » Et combien plus aujourd’hui. C’est le règne de l’imagination. On est même passé au stade suivant : les écrans servent une imagination toute faite, il n’y a même plus cet effort à fournir. Il n’y a même plus ce choix.


 

Au fil des pages, l’ouvrage est étonnamment clairvoyant sur ce qu’est devenu la société. N’oublions pas qu’il est édité en 1946. « Tout porte à croire que nous allons entrer dans une ère de religions aberrantes. Ou comme le dit une grande légende indienne, dans l’ère de l’Accroissement des Monstres », et sur le plan intellectuel ou spirituel, comme sur le plan naturel, « Un homme qui meurt de faim mange n’importe quoi pour tromper sa faim, faute de mieux. »

Denis de Rougemont anticipe ainsi nombre de maux de notre temps :

 

Le relativisme, avec sa morale laïque et kantienne
« Mais il y a deux manières de mentir, comme il est deux manières de tromper un client. Si la balance indique 980 grammes, vous pouvez dire : c’est 1 kilo. Votre mensonge restera relatif à une mesure invariable du vrai. Si le client contrôle, il peut voire qu’on le vole, et vous savez de combien vous le volez : une vérité reste juge entre vous. Mais si le Démon vous induit à fausser la balance elle-même, c’est le critère du vrai qui est dénaturé, il n’y a plus de contrôle possible. Et peu à peu vous oublierez que vous trichez. Parions même que vous mettrez tous vos scrupules à faire des pesées rigoureuses, peut-être à rajouter quelques pincées « pour le bon poids », le sourire de l’acheteur et la satisfaction de votre vertu. C’est là le mensonge pur, l’œuvre propre du Diable. A partir de l’instant où vous faussez la mesure même de la vérité, toutes vos « vertus » sont au service du mal et sont complices de l’œuvre du Malin. »

La psychanalyse semble achever l’œuvre diabolique, nous « faisant dire par les savants que le péché lui-même n’existe pas : trouble des glandes endocrines ou fantaisie du subconscient, maladie mentale ou conditionnement social insuffisant. Nous ne sommes responsables de rien. Nous ne sommes pas méchants, mais malades… »

 

La déification de l’homme, puisqu’il n’y a plus de Bien ni de Mal
« L’Ange déchu nous dit : je suis ton ciel, il n’y a pas d’autre espérance. Le Prince de ce monde nous dit : il n’y a pas d’autre monde. Le Tentateur nous dit : il n’y a point de juge. L’Accusateur nous dit : il n’y a point de pardon. Le Menteur résume tout en nous offrant un monde sans obligations ni sanctions, fermé sur soi mais recréé sans cesse à l’image de nos complaisances : il n’y a pas de réalité. Enfin Légion dit le dernier blasphème : il n’y a Personne. »

 

La dilution des peuples et de leur caractère
« Le seul type d’héroïsme que l’Occident ait pu concevoir (depuis qu’il n’allume plus de bûchers pour les chrétiens, et que ceux-ci tolèrent les hérétiques) c’est la mort sous les balles pour la Patrie ou le Parti. S’il n’y a plus de guerres, qui fera des héros ? Qui réveillera le sens du sacrifice ? Pour qui ? Pour quoi ? Jamais l’humanité ne fut moins préparée pour la paix, car jamais elle ne fut plus dépourvue de respect pour les vertus que l’esprit seul sait porter jusqu’au paroxysme. Et comment vivre s’il n’y a plus de paroxysme ? »

« Le Diable est insignifiant, au sens propre du mot, et sa plus grande victoire dans notre époque, c’est d’avoir privé de sens presque tous nos usages, coutumes et costumes, arts, travaux et loisirs. Au point qu’on étonne un moderne en lui demandant quel peut être le sens de son nom, des formes et des couleurs dont il s’entoure, des phrases qu’il répète, ou de l’argent qu’il gagne. On l’étonne par la seule supposition que toutes ces choses, et bien d’autres encore, pourraient signifier quoi que ce soit dans un ensemble spirituel. » 

 

Les aberrations spirituelles
« On ne peut plus prêcher utilement le Christianisme dans un monde dominé par la presse quotidienne. » Nous sommes écrasés par l’immédiateté médiatique. Prises dans un tourbillon, toute pensée, toute transcendance, toute contemplation semblent impossible, et il faut toute la grâce divine pour que des âmes surnagent dans la fourmilière de béton, de bruit et de lumières artificielles qu’est devenue la chrétienté.

 

Le règne du consumérisme, de la Gnose et du faux œucuménisme
Au lendemain de la guerre, l’auteur pressent que « Quand les usines de canons et d’avions auront fermé leurs portes ou feront des frigidaires, nous entrerons dans l’ère de la Gnose moderne. » Il fustige les « religions que nous confabulons en dehors de la foi révélée. »

« Que deviendra, dans l’ère gnostique, le christianisme ? J’imagine que Satan va nous offrir un choix considérable d’Antechrists. Tout, et n’importe quoi, sauf l’Evangile et la sobriété de la Croix. Et si le Diable échoue dans certains peuples, dans certains groupes, dans certaines âmes, il nous dira : « Faisons au moins du christianisme une religion comme toutes les autres, un écran entre l’homme et Dieu, une fantasmagorie psychologique où l’homme n’adore que son propre reflet. » »

 

La dé-responsabilisation, incapacité à agir par nous-mêmes et sur nous-mêmes
« Chacun sait que les primitifs de la Mélanésie, victimes des plus célèbres études sociologiques du siècle, ont coutume de personnifier les forces mauvaises qui les menacent, les causes des crimes, des accidents, de la stérilité ou de la mort. Que ce soit un sorcier, un profanateur du sacré, un animal, un nuage, un bout de bois colorié, toujours la cause du mal dont souffrent ces sauvages est indépendante d’eux-mêmes, et doit donc être combattue et anéantie hors d’eux-mêmes.

A l’inverse, le Christianisme s’est efforcé depuis des siècles de nous faire comprendre que le Royaume de Dieu est en nous, que le Mal aussi est en nous, et que le champ de leur bataille n’est pas ailleurs que dans nos cœurs. Cette éducation a largement échoué. Nous persistons dans notre primitivisme. Nous rendons responsables de nos maux les gens d’en face, toujours, ou la force des choses. Si nous sommes révolutionnaires, nous croyons qu’en changeant la disposition de certains objets — en déplaçant les richesses par exemple — nous supprimerons les causes des maux du siècle. Si nous sommes capitalistes, nous croyons qu’en déplaçant vers nous ces mêmes objets, nous sauverons tout. Si nous sommes de braves démocrates, inquiets ou optimistes, nous croyons qu’en rôtissant quelques dictateurs, profanateurs du droit, ou sorciers, nous rétablirons la paix et la prospérité. Nous sommes encore en pleine mentalité magique. Comme de petits enfants en colère, nous battons la table à laquelle nous nous sommes heurtés. »

« L’angoisse de l’homme moderne devant sa liberté peut se mesurer au nombre des tireuses de cartes et de leurs clients avides d’anesthésie morale. »

 

L’avilissement de l’homme par une fausse liberté
Ce qui est en cause, « ce n’est point la liberté réelle des hommes, qu’aucun tyran jamais n’a pu suspendre un seul moment, mais c’est le droit que l’Etat laisse à l’homme d’obéir à sa vocation. Si l’homme ne se reconnaît point de vocation, la liberté qu’il revendique est vide ; le Diable s’y mettra sous mille formes diverses, dont l’Opinion publique est la plus ordinaire. Mais si l’homme se reconnaît une vocation, il ne demandera point d’autre droit que celui de s’y conformer. Que l’Etat lui refuse ce droit, le citoyen peut librement choisir entre la honte et la révolte. Sa révolte peut le conduire soit au martyre soit au rétablissement des lois humaines : dans ces deux cas il reste libre, non pas au nom de la Liberté abstraite, mais au nom de sa vocation particulière. S’il choisit au contraire la honte, laissant sévir les lois contraires à l’exercice de sa foi, il perdra par sa faute la liberté du choix, qui était toute sa dignité d’homme. Alors sans doute, il entrera dans la masse anonyme des esclaves qui revendiquent parce qu’ils ne sont plus libres. Le simple fait qu’ils se sont mis à l’exiger sans condition ni but grand et définissant, prouve qu’ils s’en sont rendus proprement incapables. Autrement, ils l’eussent affirmée, préférant à leur vie les vraies raisons de vivre. »

Le « manque de temps » et l’attrait du gain pour le gain
« J’ai un ami dans les affaires, il s’appelle Mr. Time et tout le monde le connaît.
Mr. Time croit que le temps c’est de l’argent. Or il gagne beaucoup d’argent et pourtant il n’a jamais le temps. Serait-ce qu’il n’a de temps que pour l’argent, ce Mr. Time ? Ou bien la réciproque du fameux dicton n’est-elle pas vraie ? Assurément, elle ne l’est pas. L’argent n’est pas du temps, il en prend au contraire. Nous sommes donc en présence d’un phénomène à sens unique : la transmutation du temps en argent, sans retour. Certains prennent beaucoup de temps pour faire un peu d’argent, tandis que d’autres font beaucoup d’argent en un rien de temps. Peu nous importe. Ce qui est frappant, c’est que Mr. Time peut gaspiller trente-six millions mais n’a pas une seconde à perdre. Les mendiants au contraire, ils ont tout le temps. Tout le temps de n’avoir pas d’argent ; ou d’en attendre ; et de n’en plus attendre, finalement. Peut-être à ce moment-là découvrent-ils quelque chose qui n’a pas de prix ? Mr. Time ne le verrait même pas, à supposer qu’on le lui montre du doigt, car il faut le temps de bien regarder ces choses pour qu’elles existent.
Mr. Time n’aura jamais le temps. Il n’a jamais le temps, Mr. Time : c’est le temps qui l’a.
On sait que le Diable est le Prince du Temps, comme Dieu le Roi de l’Eternité. Le temps sans fin, voilà l’Enfer. La présence parfaite, voilà l’Eternité. »

 

L’ennui d’une jeunesse blasée et sans avenir
« Allez demander aux jeunes gens d’aujourd’hui quel est le sens de leur vie, le goût de leur existence. S’ils trouvent quelque emploi, c’est « un job » simplement, sans qualification ni préférence intime. Le goût de l’argent — ou son besoin — obnubile chez le plus grand nombre un sentiment fondamental d’ennui, mais ce n’est encore qu’un camouflage. On fait cela pour faire quelque chose, parce qu’il n’y a pas de raison de faire une chose plutôt qu’une autre…

Lorsque j’entends bâiller : « Que faut-il que je fasse, je ne trouve plus d’intérêt à rien ? » il me vient à l’esprit ces phrases de Kierkegaard : « Comment devenir chrétien ? prenez n’importe quelle règle d’action chrétienne. Essayez de l’appliquer. » Car il est clair que cet effort, s’il est sincère, va vous réintroduire dans la réalité, là où les vrais conflits se manifestent, où paraissent les lignes de force de la vie spirituelle ou morale, où le drame de la vocation se précise instantanément : plus une seconde d’ennui ne sera possible. Et votre plainte sera de n’avoir qu’une seule vie. »

 

L’amour vulgarisé et la destruction de la famille
« La décadence de la vertu est un thème millénaire de l’éloquence sacrée. Mais je signale ici un trait plus inquiétant : la décadence de la virtu dans notre siècle, sous l’effet de la publicité faite à l’amour vulgarisé. »

La sincérité est érigée en valeur essentielle. Elle porte encore le nom d’une vertu, mais elle ne sert que le petit bonheur individuel. « En vous mariant devant la loi ou devant Dieu, vous prenez l’engagement d’être fidèle « dans les bons et les mauvais jours » quoi qu’il advienne, pour toute la vie. Mais au bout de quelques années, vous dites : « J’ai changé, elle aussi. Quel sens aurait encore notre fidélité, quand elle s’oppose à la loi même de la Vie ? Est-il « sincère » de s’y cramponner ? J’ai juré, soit, mais je ne suis plus le même. Et dès l’instant que j’aime une autre femme, rester fidèle à la fiction légale serait une pure hypocrisie. » Par malheur, ce beau raisonnement détruit les bases de tout traité, de toute parole donnée ou échangée, enfin du langage même et de la possibilité de s’entendre sur quoi que ce soit. Car pourquoi fait-on des serments ? Précisément parce que l’on sait que la vie change et nous aussi ; précisément pour s’assurer contre ces variations prévues ; précisément pour éviter que les humeurs dominent les raisons, que le momentané détruise le durable, et que les intérêts particuliers effacent l’intérêt général. Mais si l’on pense qu’il est plus « sincère » de suivre son instinct que de garder parole, que le bonheur vaut mieux que la vérité, et que l’intérêt « vital » ne connaît pas de loi, alors on entre dans un monde où l’hitlerisme est justifié. »

 

La féminisation de la société et l’esclavage de la femme
Si l’homme se met à adorer la femme, « à rendre un culte aux valeurs féminines, il prive la femme de ses appuis et transforme la tentation dans laquelle elle glissait en chute irrémédiable. C’est Eve qui a commencé. Mais c’est à cause d’Adam que les choses ont si mal tourné. »

« Insensiblement, l’homme renonce à exercer son rôle de chef. La femme l’a persuadé qu’elle était opprimée. Il la croit, par fatigue, par gain de paix, ou par idéalisme mal placé. »

« L’expérience millénaire du couple permet d’imaginer ce qui va se passer à l’échelle de la société. La femme qui n’est plus dominée par l’homme — que la faute en soit à l’homme ou à elle-même — perd sa féminité ou devient son esclave. »

 

La stérilisation de notre société et le principe de précaution
« Lorsque l’homme se trouve confronté avec un des périls normaux de l’existence, deux possibilités s’offrent à lui : ou bien il cherche à développer des forces supérieures à celles qui le menacent, ou bien il cherche à supprimer le péril. Notre choix est fait depuis longtemps : c’est le désir de supprimer le péril, plutôt que de le dominer, qui définit l’attitude bourgeoise et l’esprit général de nos démocraties. 

A les prendre dans leur ensemble et leur intention générale, les progrès que nous célébrons se résument dans le mot stériliser. Soit en amour (mesures anti-conceptionnelles) ; soit dans la vie professionnelle (assurances) ; soit dans l’éducation de la jeunesse ; soit dans la médecine ; soit dans la politique internationale, nous sommes en train de pousser à fond une expérience sans précédent d’asepsie généralisée et d’extinction des risques avant terme.

Morale des assurances-contre-tous-risques. Et qui dira qu’elle n’est pas notre religion, que nos religions elles-mêmes ne s’y rangent pas ? Qui peut soutenir qu’elle vise à autre chose qu’à la suppression méthodique de toute morale poétique, embrassant à la fois le risque et la confiance, la menace et la riposte, l’abîme et le sublime ? Aucune époque ne fut plus anti-spirituelle, car aucune ne s’est tant préoccupée d’éliminer le mal à moindre prix, au lieu de compenser par un bien supérieur. Nous avons oublié la règle d’or des stratèges, qui veut que la meilleure défense soit dans l’attaque. Ignorant les mages protectrices, négligeant les forces de l’âme, nous cherchons le salut dans la fuite. L’assurance-vie remplace parmi nous l’éducation du cœur pour affronter la mort.

J’imagine volontiers le Diable en agent d’assurances générales. Il comprend tout et il a tout prévu. Il connaît l’homme dans sa vulgarité et se flatte de savoir l’y réduire. Il vous explique votre Bien. Il sait mieux que vous, allez ! il en a vu bien d’autres. Il bluffe, il admet toutes vos objections, mais il vous fait sentir qu’elles sont banales, statistiques. Il vous promet enfin ce pur néant de l’âme : santé — bonheur — prospérité — jovialité et vérité viagère. Vous serez comme des dieux un peu idiots mais perpétuellement hilares. Vous ne mourrez plus. Ou si peu. Sans rien perdre… »

 


Le gigantisme qui écrase l’homme, ou la mondialisation au service de Satan
Le monde n’a plus de mesure. L’écrivain évoque « les Etats atteints de gigantisme, où les relations humaines, du fait des grandes distances, des masses et de l’anonymat, ne sont plus que d’abstraites contraintes, qui d’ailleurs ne contraignent bientôt qu’à la mauvaise humeur, à la tricherie sociale, à l’anarchie dans le cadre des lois. Alors l’Etat pour subsister doit devenir totalitaire ».

« Je me tiens l’argument suivant : le gigantisme moderne prive les hommes de la possibilité d’être et de se sentir responsables dans la société et dans la politique, donc d’être libres. Cette irresponsabilité anxieuse appelle la dictature par l’intérieur, et nous rend impuissants contre les dictatures de l’extérieur ; notre désordre intime nous livre donc nécessairement et infailliblement au « nouvel ordre » des totalitaires ».

« Nous avons vu trop grand pour nos pouvoirs, nous avons perdu en chemin la règle d’or, l’étalon-homme. Et pour avoir été trop vite en tout, nous avons perdu de vue la mesure et le sens des fins dernières de l’œuvre humaine. L’individu s’égare dans ses vastes rouages, il s’y sent partout en exil. A moins qu’il ne s’y prenne par mégarde, comme on le vit récemment en Illinois : des ouvriers montaient une maison préfabriquée avec une telle rapidité que l’un d’eux resta pris dans la bâtisse, dont il fallut détruire toute une section pour le sauver. Faudra-t-il détruire notre monde, pour que l’homme s’y retrouve et se refasse un habitacle à sa mesure ? »


 

Le tableau n’est pas bien réjouissant. Pourtant, « Du point de vue de l’éternité, c’en est fait, la partie est gagnée. Mais ce qui nous importe dans ce siècle, c’est de nous rendre immédiatement participants de cette victoire. »

Alors comment faire ? « il n’y a d’ordre solide et libéral que dans les petites communautés, dans les cités qui gardent la mesure humaine. Là, le voisin peut parler au voisin et l’individu se faire entendre. » « ces petites communautés ne pourront subsister qu’en se groupant, qu’en mettant en commun leurs ressources matérielles, afin de préserver et de développer leur autonomie spirituelle. »

« Beaucoup de choses impossibles nous arrivent. Un beau jour elles sont là, malgré nous. Ne serait-il pas temps de vouloir ce qui arrive, de vouloir l’impossible favorable, c’est-à-dire de créer un ordre, et de passer à l’offensive ? »

« Chaque homme vivant une vie plus responsable est une défaite pour le Diable, d’ores et déjà, pour les Tyrans aussi ; une défaite absolue et sans recours, un élément premier de l’ordre impérissable. »

« Mais il faut bien rappeler que le plus grand succès de toute l’Histoire, ce fut la mort ignominieuse du Christ en croix. Ce sacrifice a rompu le Pacte entre le Diable et notre humanité. Et ce sang a racheté l’âme du monde, que nous avions vendue pour un peu de plaisir. »

« Je pense que l’homme le plus lucide du monde c’est l’homme qui prie.
Et que le plus grand des psychologues, c’est celui qui conçoit le pardon. Car le pardon connaît le péché aussi bien que le Diable lui-même. Mais il connaît mieux le pécheur, puisqu’il réveille en lui le courage de l’amour. »

« Nous voulons être chrétiens, soit, mais sachons de quel prix cela se paye. Il y a dix-neuf siècles que ce Prix a été fixé… »

Pour contrer le mal, « le seul obstacle irréductible, c’est le Saint. Seul un Saint serait à la hauteur de cette espèce d’héroïsme dans le mal que déploie de nos jours l’adversaire. »

 

N’était-ce pas la dernière consigne du vénérable Père Sevin ?
« Soyez toutes des saintes, il n’y a que cela qui compte. »

 

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