Rester jeunes…

Nous reproduisons ici un article du RP Jacques Sevin dans la revue Le Chef, revue mensuelle, organe officiel des Scouts de France, n°132, 15 avril 1936, p. 288.

Rester jeunes comme vous vous l’étiez promis au jour de votre entrée dans le Mouvement. Ne pas vous laisser détourner ou amollir par l’ambiance trouble de l’heure présente. Garder dans nos buts et nos moyens la Foi animatrice de notre action. Ce sont là des sujets qu’il nous a paru bon de repenser.

Nous l’avons demandé à celui qui nous a mieux qu’aucun autre appris à chanter.

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« Et surtout ne pas vieillir !… »

Cette finale d’un couplet de la « Joie Scoute », je me rappellerai toujours, lorsqu’elle fut donnée pour la première fois autour du feu de camp de Chamarande, avec quelle explosion d’enthousiasme elle fut accueillie. C’était comme la protestation de tout ce qu’il y avait en vous de jeunesse, jeunesse du corps, jeunesse de l’âme, qui jaillissait éperdument avec les étincelles de la Bûche légendaire (1), un élan de tout l’être qui se jurait à lui-même de ne pas déchoir, et comme un serment de monter toujours jusqu’à la jeunesse immortelle que le plus vieux des prêtres à cheveux blancs célèbre chaque jour à l’Introït de sa messe matinale, et qui n’est que cette Joie du Seigneur dans laquelle nous entrerons un jour…

Ce fut très beau ce soir-là…

Dix ans, quinze ans… certains des initiateurs ont vingt ou vingt-trois étoiles (2) et si les louveteaux d’aujourd’hui ne peuvent pas encore dire : ma grand’mère cheftaine, les louveteaux du premier camp national sont pères de famille et voient leur première sizaine augmenter à domicile. Devant cette fuite de la vie, les réactions sont diverses : entre le laudator temporis qui regrette le temps où la Fédération comptait deux Commissaires de District, Paris et Lille, et le novateur impénitent qui pour un peu déclarerait à l’envers de toute tradition que… puisque cela s’est fait, c’est une raison de ne plus le faire… (Disons bien vite que je ne connais aucun spécimen de ces deux « types » purement symboliques) Il y a ceux, qui, soucieux de conserver au scoutisme sa qualité essentielle d’être un Mouvement, ont à la fois le désir et l’inquiétude des formules nouvelles ; leur expérience est assez longue pour leur faire redouter qu’une certaine monotonie ne se glisse dans le rythme de notre vie et de notre travail scout, ou pour craindre que ce qui convenait à l’adolescent de 1920 soit déjà moins adapté aux désirs et aux besoin du jeune Français de 1936. « Adaptation », ne fut-ce pas jadis le leit-motiv fameux de certains cours de Louvetisme ?

Puisqu’on me le demande, je donnerai mon avis.

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Très sincèrement, je ne pense pas que le scoutisme soit en train de passer de mode ou de perdre de son opportunité. Il n’est que de voir sa marche toujours ascendante à l’étranger. Chaque Jamboree nous fait rencontrer un ou plusieurs pays qui ont adopté le Scoutisme depuis le Jamboree précédent.

Dans l’empire britannique, le recensement indiquait 654 000 scouts en 1929 ; en 1936 il est, je crois, de 939 000. Et n’oublions pas que les Guides sont plus nombreuses que leurs frères… Chez nous-mêmes, la liste des affiliations et nominations que « Le Chef » publie chaque mois nous renseigne assez sur nos progrès constants. Surtout, ce qui est au moins aussi remarquable que nos accroissements numériques, c’est la pénétration des méthodes scoutes dans une foule de milieux très différents entre eux et très éloignés de nous. On ne compte plus les patronages, les écoles, les préventoriums qui s’inspirent de nos pratiques, de nos règlements, qui utilisent par exemple le système des patrouilles, la promesse, le feu de camp, et l’on m’a cité ce mot charmant d’un garçon d’une œuvre de ce genre entendant des scouts chanter le « Cantique de la Promesse », s’exclama : « Tiens, vous aussi ! » Ajoutez certaines formations politiques ou sociales qui, pour éduquer les fils de leurs adhérents, recourent nettement au scoutisme, quitte à le démarquer : Faucons rouges socialistes, Pionniers Rouges communistes, vont se multipliant, Voltigeurs Nationaux. Quelle que soit la transformation que le scoutisme subisse entre leurs mains, constatons que s’en servir, même de cette façon, est encore rendre hommage à sa valeur éducative et à l’actualité de sa valeur.

Il n’est d’ailleurs que de voir l’entrain, l’enthousiasme avec lesquels le nouveau louveteau et le nouveau scout arrivent chez nous, et la joie de leur premier uniforme pour être convaincu que pour eux, le scoutisme est toujours jeune, toujours neuf.

Le problème n’est pas pour eux, mais pour nous : il s’agit de continuer à regarder comme neuve, comme jeune, comme commençant, une chose à laquelle nous sommes habitués (que nous disons) depuis des années.

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Est-ce si difficile ? Car en effet, je vous l’assure, nous commençons. Nous commençons numériquement. 55 000 scouts, 15 000 guides, c’est bien, soit, mais au taux du développement d’outre-Manche, nous devrions être, le calcul a été fait minutieusement, nous devrions être au bout de 15 ans, 495 000. Nous commençons aussi « ontologiquement ». Nos marins tiennent à bord de quelques baleinières, la branche d’Extension existe, et nous n’en remercierons jamais assez le fondateur André Noël. Mais son action ne s’étend pas encore assez aux aveugles, aux sourds-muets, aux épileptiques, qui en d’autres pays, ont beaucoup de troupes à eux. La ferme scoute, rêve de Barrier a brûlé après sa mort avec ses dossiers et si Ficet a fondé la petite école de jardinage de Saint-Briac, l’école scoute proprement dite dort encore dans les cartons d’un autre jeune entreprenant. Et bien sûr, je ne veux pas dire que tout ceci soit à lancer du jour au lendemain alors que nous manquons si cruellement de chefs pour entraîner ce qui existe ; je veux simplement vous faire constater que nous ne sommes qu’au commencement de nos développements possibles, désirables, normaux, et qu’un champ immense s’offre à notre apostolat. Rogate ergo Dominum messis — et mettons la main à l’œuvre.

Ensuite, c’est à tort que beaucoup d’entre nous s’imaginent s’être habitués au scoutisme. En réalité, et c’est très naturel, il se sont habitués à une certaine manière — la leur — d’envisager et de pratiquer le scoutisme. Qu’un chef voisin agisse différemment, ils en sont déroutés ou s’exclament : ce n’est pas du scoutisme, alors qu’il serait plus juste de dire : ce n’est pas mon scoutisme. Mais comprendre le scoutisme, au sens plein du latin com-prehendere, saisir dans son ensemble, — ce n’est peut-être pas aussi fréquent qu’on le croit. Le champ est si vaste !

L’Abbé Thorel, l’ancien S.M. de Joinville, vient d’écrire sur le Scoutisme de Lord Baden-Powell, toute une thèse, à laquelle je suis heureux de rendre hommage, car il n’y a pas de plus grand plaisir pour un fondateur que de se voir continuer et donc dépasser — mais cette thèse, sur laquelle on pourra toujours écrire de nouveau, n’a pas épuisé la question scoute. Comme en haute mer, l’horizon recule à mesure que le navire avance. Essayez donc une expérience, bonne à faire aux approches de la Saint Georges, époque à laquelle B.-P. se relit lui-même et nous suggère d’en faire autant : prenez Eclaireurs ou mieux Scouting for Boys. Non pas la dernière édition, mais au contraire la plus ancienne que vous puissiez trouver. Et lisez ; avant dix pages, dans ce texte qui vous est familier depuis des années, vous aurez fait des découvertes : « Tiens, direz-vous, je n’avais jamais remarqué cela. »

Nous ressemblons à Christophe Colomb. Nous avons touché la côte, et baptisé la Terre nouvelle. L’intérieur des terres pour longtemps encore garde bien des régions à découvrir.

« Mais comment faire ? »

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« Soyez des conquérants », nous a dit bien souvent le Chef Scout. Pour conquérir, il faut être jeunes et pour rester jeune, il faut conquérir. De toute façon s’établir, ce n’est plus camper et ne plus camper, c’est vieillir.

Mais on ne conquiert pas les nuages, et de nos jours, on ne possède le ciel, que si l’on possède au-dessous, le sol. Ce qui veut dire que de même qu’une âme nationale a besoin d’un territoire où elle s’enracine, de même notre scoutisme ne se répandra que s’il a un corps où il s’incarne. S’il fallait distinguer parmi les chefs deux tendances, je dirais qu’on rencontre chez nous, les réalistes et les mystiques. Les réalistes qui campent, signalent, secourent, et observent la Loi Scoute. Les mystiques pour qui seul compte « l’esprit » et qui estimeraient assez volontiers le contenu matériel du scoutisme indifférent et interchangeable, sinon, même inutile, pourvu que le contenant, c’est-à-dire l’esprit, fut magnifique et surnaturel. Entre les deux, la Via Media est la seule voie sûre. Nous ne campons pas à Coucou-les-Nuées mais sur le ferme sol de la campagne française, et les chevaliers de qui nous prétendons descendre, s’ils battaient « l’estrade », c’est-à-dire la Route, en quête d’exploits fameux, ne chevauchaient pas la Voie Lactée. Le jour où la Loi ne sera plus qu’un panneau décoratif pour local de troupe ou chambre de scout, ou les initiales B.A. signifieront Balançoire, Antiquité, et ne donneront plus à nos garçons le choc électrique d’un rappel au dévouement quotidien, ce jour-là, nous ne serons plus qu’une agglomération de campeurs et une société de tourisme international.

Mais inversement, le jour où il suffirait pour devenir louveteau, scout ou routier « d’en avoir l’esprit », d’être un type épatant, le jour où le scoutisme sera devenu une « mentalité », un « état d’esprit », une « vie », sans qu’il soit nécessaire de rien savoir, ni de rien faire pour entretenir cette vie, pour préserver cette mentalité, eh bien, ce jour-là aussi, le scoutisme n’existera plus. Réaliste ou Mystique ? Ni l’un ni l’autre, mais mystique réaliste, voilà ce qu’est le vrai chef, le vrai scout et le vrai scoutisme. Car il est ainsi bâti, notre cher scoutisme; que chez lui, la pratique engendre l’esprit (essayez de camper bien, sans en revenir plus scout) et que l’esprit ne peut se fixer que par une pratique qui le rend sensible.

A ce compte, il restera vrai, il restera jeune, et les jeunes s’en éprendront, toujours parce qu’en lui ils se reconnaîtront.

Pour cela, en ces Pâques prochaines, en cette Saint Gorges qui n’est pas loin, voulez-vous, frères chefs, et vous cheftaines, que tous serrés autour du Chef-Scout et du Vieux-Loup qui nous donnent le si magnifique exemple d’une jeunesse d’âme irréductible, nous demandions pour le scoutisme qui a pris notre vie, la grâce de rester jeune, et que, pour pouvoir servir Dieu, la France et le Scoutisme jusqu’à la mort, forts et pleins de joie de cette même grâce divine, nous fassions le premier serment du chef, le serment de ne pas vieillir ?

Vive Dieu, dit Claudel, ce n’est pas fini de notre joie et demain est un autre jour encore !

Alleluia.

(1) – Le symbole de Chamarande, le camp-école des chefs, était une bûche dans laquelle était fichée une hache.
(2) – En ce temps là, on portait sur l’uniforme une étoile par année d’ancienneté dans le scoutisme.

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