L’homme n’est heureux que pour autant qu’il contemple

Contrairement à l’animal, l’homme a ce pouvoir formidable de poser des actes totalement gratuits. Nous pouvons vouloir connaître pour le simple plaisir de connaître, sans forcément chercher à utiliser cette connaissance. C’est tout le mécanisme de l’étonnement, qui manifeste notre ignorance et qui, au moins l’espace d’un instant, nous pousse à chercher à savoir… juste pour savoir. Mais qui s’étonne encore aujourd’hui ?

Combien de nos scouts, de nos enfants s’étonnent encore, lors d’une sortie forestière, de la forme de tel arbre, de ce chant d’oiseau qu’ils n’ont jamais entendu, de l’implantation de la mousse sur ce rocher, de ce bouboulement inconnu…

J’aimerais qu’il lise ces lignes, l’aumônier scout qui ne comprenait pas pourquoi il y avait des épreuves « nature » qui demandaient à savoir reconnaître faune et flore… même si ce n’est pas utile pour faire du feu ou construire une formidable tente surélevée. « Ça ne sert à rien » m’avait-il affirmé.

Mais combien de nos enfants font encore quelques pas dans la nature ? Que vaut l’étonnement d’une vidéo Youtube ?

 

Savoir pour savoir… c’est contempler.

« L’homme n’est heureux que pour autant qu’il contemple » dit Aristote. En conséquence, l’éducateur, quel qu’il soit, doit éduquer l’enfant selon cette faculté contemplative.

Contempler, c’est le sommet du processus de l’intelligence. La contemplation est gratuite. Elle n’est pas « pour quelque chose », sinon elle cesse d’être contemplation. Elle n’est pas intéressée. Contempler c’est lâcher prise, c’est se laisser saisir par ce que l’on regarde.

C’est une faculté tellement élevée que c’est bien ainsi que l’on désigne la plus intime des relations que nous pouvons avoir avec Dieu. Méditer, c’est utiliser sont intelligence, poser des raisonnements, gravir marche après marche la distance qui nous sépare du Très-Haut. Contempler, c’est tout simplement ouvrir les yeux à la Lumière, se tenir là, et se laisser éblouir. Ce n’est pas un processus compliqué réservé aux religieux et aux saints. Bien sûr, mieux on connaît Dieu par notre intelligence, plus on approfondira notre capacité à le contempler ; mais le secret, n’est-ce pas tout simplement de Le regarder, de s’étonner de tant de grandeur, de tant de vertus, de tant de perfection ? S’étonner, et se laisser emplir de Lui…

Mais tout cela est vrai aussi sur le plan naturel. Comme toujours, le naturel prédispose au surnaturel, il utilise les mêmes schémas, et la contemplation naturelle est comme médiatrice de la contemplation divine. Nous contemplons ici-bas ce qui est beau, bien, bon, et tout cela n’est que le reflet de la perfection de Dieu.

Qui ne s’est jamais arrêté, béatement, devant un coucher de soleil, une pièce musicale, une œuvre artistique, ou devant son petit enfant, simplement en train de jouer… et pendant quelques instants, nous avons contemplé. Le temps s’est arrêté, tous nos soucis et nos douleurs avec lui, et nous étions pleinement satisfaits dans la beauté de ce moment. Nous étions comme pris par le sujet contemplé, fondu en lui. Quelque part, nous anticipions notre Ciel. L’espace d’un instant, nous étions pleinement apaisé. Pourquoi ne pas reproduire l’expérience plus souvent ?

Voyez ce petit enfant, allongé sur son lit, ou dans vos bras, qui regarde un livre d’images. Il regarde, et c’est tout. Il contemple. Il ne cherche pas à savoir, à connaître, à analyser. Il profite de la beauté de la chose.

Quelle contradiction avec notre école actuelle qui ne veut plus enseigner le savoir ! Tout doit être utile et utilisable. Savoir ? Connaître ? Inutile ! Il y a Internet pour ça. On a tous une encyclopédie intarissable dans notre poche. Alors on évalue sur des savoir-faire, sur des attitudes, des comportements… on empêche toute satisfaction de l’enfant. Il n’apprend plus pour apprendre. Il apprend pour un diplôme, pour des études, pour un métier, pour un salaire, pour une situation… s’il ne s’égare pas dans les méandres du système, parce que sa nature profonde lui crie dans un déchirement intérieur qu’il veut plus, plus grand, plus loin.

Et pourtant, il suffit que se présente un cours intéressant, et il ne voit pas le temps passer. Quand l’intelligence fonctionne, on est pleinement satisfait. En a-t-il conscience notre adolescent ? Lui donne-t-on les moyens de comprendre que réfléchir n’est pas fatiguant mais exaltant ? Il perçoit si bien la satisfaction qu’il a à dépenser son corps, à l’épuiser à la salle ou sur le terrain de sport. Comprend-il qu’il en est de même pour son esprit ? qu’à force d’être emprisonné dans une camisole, il a besoin de sortir, de s’abreuver de connaissance, de beauté, de littérature, de s’étonner des règles trigonométriques, de s’émerveiller devant un axone ou devant ces petites bulles que fait l’acide déposé sur le calcaire ?

Pauvre esprits que l’on atrophie dès le plus jeune âge, que l’on prive d’activité, et qu’on abandonne sans force un soir de juillet. Intelligence atrophiée, émerveillement oublié, volonté abandonnée. Dans de telles conditions, l’amour ne peut plus être. Alors il se leurre avec des subterfuges : l’amour devient passion et pulsion à moins qu’il ne se perde en sentimentalisme. On consomme la pornographie et on défile avec des bougies pour célébrer la liberté des femmes.

 

Contempler… contempler doit pourtant être au cœur de notre quotidien. Ce n’est pas l’activité du dimanche matin, ou « une fois par mois, si j’ai le temps… ». Chez les grecs, les vacances et les loisirs résident dans la contemplation, dans cette satisfaction. Lorsqu’on travaille, on peut contempler son travail achevé. Etre satisfait de l’œuvre accomplie. Quelle différence ! C’est ainsi que l’on trouve un plaisir à travailler, à faire ce que l’on doit. N’est-ce pas là toute la richesse de l’article 7 de la loi scoute ? « Le scout ne fait rien à moitié »…

La vie moderne est faite de telle manière que nous ne voyons plus le fruit de notre travail. Nous ne produisons plus réellement les choses. A la maison, maman réchauffe un plat surgelé, parce qu’elle rentre fatiguée d’une dure journée… à la frustration professionnelle, elle en ajoute une autre : comment être satisfaite de son dîner ? Le week-end, on oublie le jardinage ou le bricolage au profit d’un jeu sur la console, ou au mieux de ce dernier article passionnant sur un forum à la mode. Je suis toujours très étonné qu’on puisse être « adulte » et passer tant d’heures à jouer à des jeux vidéos…

Professionnellement, ce n’est pas mieux. Sans même travailler à l’usine, la répartition du travail fait que chacun n’est qu’un maillon de la chaîne, sans voir vraiment qui la tire, ni à quoi elle sert. On est privé de la satisfaction du travail accompli, puisqu’on ne fait qu’une partie de ce travail. C’est le monde de l’hyper-spécialisation… et de la dépression. Ne s’accomplit-il pas plus ce menuisier qui peut regarder et caresser son meuble, ou ce garagiste qui écoute le moteur ronronner régulièrement, en s’essuyant le front d’un revers de main, noir de graisse ?

 

« Ne rien faire à moitié » disions-nous. Mais faire complètement, qu’est-ce donc ?

Celui qui estime que sa journée est terminée parce qu’il a fait le nombre d’heures inscrites sur son contrat, ou qui considère que « pour ce que je suis payé, ce sera bien suffisant », a-t-il fini son travail ? Il est fini, selon un critère qui est extérieur au travail lui-même : selon le temps, selon l’argent, selon la note plus ou moins médiocre obtenue pour ce devoir par une élève.

Mais on peut aussi estimer que le travail est fini lorsque l’œuvre est achevée. Lorsque le travail lui-même est fini. Et alors, quel que soit le temps écoulé, quelle que soit l’ardeur de la tâche, je peux m’arrêter, et contempler le travail accompli. Je peux me reposer.

En grec, il y a deux manières de traduire le mot « fin ». Le peras, qui donne périmètre, qui est la limite quantitative ; ou le telos, qui est synonyme de finalité, d’accomplissement.

Qu’est-ce qui mesure mon rapport à mon travail ? Le peras ou le telos ?

Voilà peut-être une question à poser aux Routiers qui préparent le Départ et qui essayent de comprendre ce que c’est que d’être scout et catholique dans sa vie professionnelle.

Tant que le travail sera une affaire de quantité de temps ou de salaire, il n’y aura pas de joie dans le labeur. Si on ne travaille que pour mieux jouir de sa fin de semaine, où est l’intérêt ? Et pourtant, toute œuvre, si modeste soit-elle, peut procurer une vraie satisfaction. N’est-elle pas heureuse la ménagère qui contemple la maison entièrement propre ?

 

Tout l’homme, toutes nos capacités physiques, sensorielles, intellectuelles sont ordonnées à cette contemplation. Il est donc vraiment nécessaire de prendre le temps de poser ce regard sur la tâche accomplie. Il nous faut réagir à l’activisme qui nous presse, et qui s’éloigne de l’efficience. Profitons de nos instants libres, dans une salle d’attente, dans les transports en commun, pour ouvrir les yeux et profiter plutôt que de consulter frénétiquement notre téléphone portable.

Vivons l’instant présent. Achevons notre travail et contemplons-le. Soyons fiers de nous, de cette humanité qui s’épanouit en nous. Laissons-nous cette possibilité. Laissons-la à nos enfants. Ne faisons rien à moitié.

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