Le Père Jacques Sevin et… Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face

Article paru dans Maitrises n°110, supplément pour les maîtrises de la revue Scout d’Europe n°174, Septembre 1997, p13. Par les Dames de la Sainte Croix de Jérusalem.

Nous sommes en octobre 1897. Quelques jours plus tôt, le 30 septembre, dans un Carmel de province à Lisieux, sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face… qu’on oublie toujours ! (J. Sevin), est « entrée dans la vie ». Jacques Sevin a bientôt 15 ans. Avec ses condisciples du collège de la Providence, il fait une retraite. Elle sera décisive. Des années plus tard, il écrira dans son autobiographie : « en octobre 1897, une retraite de rentrée prêchée par le Père Damman marqua un tournant décisif dans ma vie morale. Cette grâce me vint le 15 octobre, en la fête de la sainte Thérèse d’Avila, quinze jours après la mort de la petite sainte de Lisieux ».

Exilé en Belgique en 1901, le novice puis le scolastique Jacques Sevin apprend à connaître celle que, déjà, le monde vénère. Il lit « l’Histoire d’une âme » et les articles qui paraissent, celui de François Veuillot en 1906 ou encore ceux du romancier Jean Saint-Yves qui, dans la « Croix illustrée » et le « Peuple français » (en 1909 et 1910), raconte ses pèlerinages au « Carmel de Lisieux » et au tombeau de la « Petite Sainte ».

Elle eut, dans un haut degré, l’esprit d’enfance ; il ne s’ensuit pas que sa sainteté fut enfantine.

Si aucune note intime ne fait part alors des sentiments du futur jésuite, ils ne tarderont pas à se révéler. En effet, en 1911, alors qu’il commence sa théologie au scolasticat français d’Enghien (Belgique), il publie dans le Messager du Cœur de Jésus de décembre 1911 un long article d’une trentaine de pages intitulé : « La Petite Sainte de Lisieux, Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face ».

Rappelons-nous qu’alors sa cause de béatification est soumise à l’autorité de l’Eglise et que la critique historique ne s’est pas encore penchée, et pour cause, sur le texte intégral de ses manuscrits autobiographiques. Cependant, Jacques Sevin, conscient de la grâce reçue peu après la mort de la Petite Thérèse ne croit pas à la mièvrerie qui peut sembler apparaître à travers les œuvres publiées. Dans l’introduction de ce long article, il cite la réflexion d’une des compagnes de Thérèse lors de sa dernière maladie « On dit que vous n’avez jamais beaucoup souffert » et la réponse de Thérèse « … il leur (aux yeux des autres) a semblé que je buvais une liqueur exquise, et c’était de l’amertume » et Jacques Sevin de commenter ainsi : « une équivoque analogue risquerait de s’attacher à la mémoire de Sœur Thérèse, si l’on ne voyait que des poésies faites pour servir de récréations pieuses entre religieuses nous livrent tous ses états d’âme, toute son âme. Elle eut, dans un haut degré, l’esprit d’enfance ; il ne s’ensuit pas que sa sainteté fut enfantine. Sa mortification intérieure, son apostolat, sa spiritualité n’eurent rien de puéril ; et si, un jour, comme nous l’espérons, on la voit élevée sur les autels, la dévotion de Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face ne sera pas le monopole des petites filles ».

Sa vie comme son âme est toute simple…

Et plus avant, nous lisons : « D’enfantillage dans la vie de Sœur Thérèse, on n’en trouve pas trace. De mièvrerie ? Faisons la part (1) de quelques manières de parler un peu trop féminines peut-être, et qu’on rencontrera surtout dans ses poésies, auxquelles on aurait tort, croyons-nous, d’accorder une importance exagérée, et c’est tout ; mais de la mièvrerie d’âme, c’est-à-dire de la sentimentalité de ce qu’on pourrait appeler la piété de papier doré et de fleurs artificielles, il n’y en a pas.

Ne demandons pas à une jeune fille morte à vingt-quatre ans (…) la même maturité de langage qu’à sa Mère, Sainte Thérèse (d’Avila), écrivant à la fin de sa vie l’Histoire de ses Fondations ou le chemin de la perfection. Mais laissons à cette figure ce qui fait son charme et sa beauté surnaturelle ».

Et qu’est-ce qui constitue ce charme et cette beauté ?

C’est d’abord la simplicité (…)
C’est sa confiance (…)
C’est, par dessus tout, une inaltérable joie

Et nous retrouvons là les thèmes très chers au Père Jacques Sevin. Car une véritable amitié d’âme se crée entre lui et la « Petite Thérèse ». En 1913, il écrit un long poème intitulé Petite Sainte, Petite Fleur, dont voici un extrait :

Votre doctrine est sage et sûre votre voie
Mais il faut être franc du cœur pour y courir.
Et si votre Evangile est celui de la joie,
On ne le comprend bien qu’à force de souffrir.

Il approfondit sa spiritualité, lui confie ses projets, la prie, entre en relation avec ses sœurs…

En 1924, le Père Jacques Sevin est alors, dans le scoutisme catholique qu’il a fondé, Commissaire à la formation des chefs. En résidence à Lille il œuvre près des troupes scoutes à la fondation desquelles il a collaboré. Dans le journal de la IXème Lille, il écrit :

« Meute et troupe de la IXè Lille sont nées d’un pèlerinage de Lisieux accompli à pied du 25 juillet au 2 août 1924 par Alfred Marchant, alors CP de la 5è Lille, Roger Decroix ASM ff SM (Assistant faisant fonction de scoutmestre) à la 8è Lille, et le Père Sevin pour remercier — entre autres grâces — la Petite Sainte d’avoir guéri André Noël, ASM 3è Lille, en mars 1924. C’est durant ce pèlerinage que les trois compagnons promirent à la Bienheureuse Thérèse de fonder à trois — une troupe de Scouts de France qui porterait son nom et ses couleurs. »

Ainsi fut fait :

Au long de la route lointaine,
Qui s’en va de Paris à Lisieux,
Nos pionniers ont choisi pour cheftaine,
La Petite Fleur du Bon Dieu.
(J. Sevin — Chanson des SdF 1924. « Nous sommes la 9è Lille »)

Les supérieurs du Père Sevin savaient si bien son amour de Thérèse que le Père Bonduelle, en lui donnant l’accord de faire cette démarche lui demande de confier « à la sainte petite Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus l’avenir de leur résidence de la rue des Stations à Lille… »

Alfred Marchant fit le récit de ce pèlerinage : Nous partîmes à trois : le Père, Roger Decroix et moi-même. Nous prîmes le train à Saint-Lazare pour Mantes-la-Jolie où nous descendîmes et nous nous mîmes en route. J’ai essayé de retrouver sur une carte nos étapes qui furent au nombre d’une dizaine. Nous emportions tout sur notre dos et le Père était bien chargé. Nous avions une petite tente pour trois… J’étais le plus jeune. Le Père faisait admirablement bien la cuisine. Il savait allumer un feu même avec du bois mouillé. Tous les matins, nous allions célébrer la messe dans une église de village et je me rappelle encore de la voix grave d’un curé normand disant au Père : « Avez-vous votre « celebret » ? » Nous lui servions la messe tous les deux. Avec quelle ferveur il la disait, surtout au moment de la Consécration. Nous arrivâmes près de Lisieux un soir ; sur une hauteur, nous avons vu la chapelle du Carmel. Le lendemain matin, en silence, nous sommes descendus. Après la messe, nous avons été reçus au Carmel par la sœur de Thérèse de l’Enfant-Jésus. Nous sommes restés deux jours à Lisieux (…). Plus tard, nous retournâmes à Lisieux avec toute la IXè Lille. Nous fîmes encore quelques étapes à pied… »

Le dimanche 17 mai 1925, l’Eglise universelle célébrait la canonisation de Thérèse de Lisieux. La troupe scoute qui porte son nom s’unissait à la liesse du monde entier. Le soir de ce même jour, rassemblée en l’église de la Madeleine, elle se consacre à celle à qui elle doit sa naissance, sainte Thérèse de Lisieux. La consécration composée par le Père révèle les liens profonds qui l’unissent à celle dont il n’avait jamais douté de la sainteté. En voici les premières lignes : « O sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, voici que la Troupe qui porte votre nom et vos couleurs au jour où l’Eglise vous proclame sainte, se consacre à vous toute entière.

Avec vos sœurs encore vivantes, avec le Carmel de Lisieux et tous les carmels du monde, avec la France et tous les fidèles de l’univers, nous vous vénérons, nous vous acclamons pour notre Protectrice, notre Patronne, notre Petite Reine, notre Sainte… »

Un télégramme part de Lille pour le carmel de Lisieux : « Troupe Thérèse Enfant-Jésus unie hommages Eglise universelle envoie sœurs Petite sainte religieuses félicitations. »

En août de la même année, le Père et André Noël retournent en pèlerinage. Ils vont à pied d’Evreux à Lisieux, célèbrent la Messe à l’autel de la Petite Sainte et prient de longues heures devant la grille de la châsse contenant ses reliques.

Le Père Sevin fit un dernier pèlerinage à Lisieux, un an avant sa mort en 1950. Lui disait-il en son cœur et en sa prière, ce qu’il avait écrit 37 ans plus tôt :

Donnez-nous, quand, lassés de la route gravie,
Nous ne sentirons plus que le poids de l’effort,
– « Petite Sainte », avec si grands amours suivie –
La générosité de sourire à la vie,
Pour avoir la douceur de sourire à la mort.

Ceux qui l’ont connu tout au long des années de scoutisme et aux cours des camps de formation de chefs à Chamarande se rappellent les soirées éblouissantes au feu de camp où le Père laissait monter de la profondeur du cœur ce qui brûlait en lui.

« La spiritualité du camp était fervente… Elle comportait des méditations tirées de l’Evangile, et s’inspirait de la petite voie de sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus, du Père de Foucauld et de l’élan missionnaire. On y évoquait saint Louis, Jeanne d’Arc et les grands souvenirs de la chrétienté. »
(M.D. Forestier – Le Chef – 1951)

En 1934, le Père, alors aumônier des Guides de Roubaix, compose un jeu scénique « L’escalier d’or ».

« Dans ce jeu choral, un escalier d’or symbolise le pont mystique que la communion des saints lance entre le ciel et la terre (…). Cet escalier, celles qui nous connaissent, celles à qui nous voudrions ressembler… » le descendent et livrent au monde le secret de leur sainteté. Et bien sûr, il y a Thérèse si chère au cœur de l’auteur.

A travers les mots que le Père Sevin met dans la bouche de celle qu’un auteur d’aujourd’hui appelle « la petite princesse de Dieu » écoutons son message encore si actuel :

Thérèse Martin, la petite demoiselle des Buissonnets,
Thérèse de l’Enfant-Jésus,
et de la Sainte-Face qu’on oublie toujours,
Thérèse de Lisieux, en Normandie.
Je suis restée et je demeure une petite fille éternellement.
… Il y a des gens qui s’imaginent que pour devenir sainte il faut accomplir des choses extraordinaires.
Mon avis est tout le contraire et mon histoire en est la preuve.
Je n’ai jamais fait que des choses très ordinaires.
C’est justement cela qui est intéressant.
(…)
… tout le monde peut en faire autant,
l’important est de faire de son mieux…
et pour le Bon Dieu…
Comme un petit enfant entre les bras de son papa ou de sa maman
Je me suis laissée faire…
Je me suis contentée de faire très bien un tas de petites choses très ordinaires.
(…)
Et voilà le message, voilà la grâce de la petite Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face.
(J. Sevin – L’Escalier d’Or – 1934)

Au moment de sa création, ce jeu choral fut donné à Lille, à Angers, à Paris et depuis 1951, dans la cathédrale de Beauvais, quatre fois dans une salle parisienne et dans la chapelle sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus d’Auteuil.

Au fil des notes de méditations que nous ont conservées les archives, nous devinons combien la spiritualité de la petite Thérèse informa celle du Père. Certes, il est d’abord fils de saint Ignace et sa vie ainsi que ses fondations en témoignent. Mais Thérèse n’est pas étrangère aux points d’insistance sur lesquels il s’appuie pour lui-même et pour ceux et celles qu’il accompagne dans leur vie spirituelle. Celles qui ont appartenu au cercle spirituel qu’il dirigea témoignent de la force avec laquelle il les orientait vers la simplicité, la confiance, l’abandon, à la suite de Thérèse. En juin 1944, il leur donnait une conférence au titre évocateur : la Sainte de l’Heure, Thérèse de l’Enfant-Jésus, patronne de la France. Avec conviction, il rappelait son message, message de Foi en la Providence, message de Foi en l’Amour miséricordieux, message de renoncement et de détachement, et leçon de Force… car, disait-il, s’abandonner, se renoncer constamment, c’est de l’héroïsme. C’est cette force qui a fait canoniser cette petite fille, carmélite à 15 ans. Force de l’Esprit Saint, force puisée dans l’Eucharistie.

A Noël 1949, il donne à la Sainte Croix de Jérusalem, pour qui d’ailleurs il a composé une prière à sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, une retraite : Comment aimer Jésus (avec sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus). Avec audace, il rapproche cette « petite » Thérèse, « petite », mais la plus grande sainte des temps modernes (Pie XI) avec Ignace de Loyola. La même foi les conduisit au bout de l’amour. Et il affirme : « Thérèse commence où finit le retraitant de saint Ignace ».

Pour la congrégation qu’il envisage le Père Sevin écrit : « De même que le scoutisme est une synthèse de disciplines variées et de connaissances diverses qui existaient avant lui et qui, par leur fusion harmonieuse, est devenu une chose originale, jeune, neuve et toujours vivante et en mouvement, de même il semble que la spiritualité de la Sainte Croix de Jérusalem, soit comme une synthèse très souple et très vivante de plusieurs spiritualités dont elle est l’héritière ».

Et de citer Ignace et sa passion de la Gloire de Dieu, Thérèse d’Avila et son esprit d’amour et d’adoration, Thérèse de l’Enfant-Jésus avec sa simplicité, son esprit de confiance et son abandon d’enfant entre les bras de l’Amour miséricordieux.

Dans la Règle de vie qu’il laissera à la Sainte Croix de Jérusalem, il écrit : « Notre espérance en Dieu ne se fonde ni sur nos vertus ni sur nos efforts, mais comme celle de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, uniquement sur l’Amour miséricordieux de notre Père du ciel et les mérites de Jésus-Christ, de qui nous attendons toute grâce… « dans la si grande paix d’être absolument pauvres et de ne compter que sur Lui ». »

Alors que nous venons d’entrer dans l’année du Centenaire de la mort de Thérèse de Lisieux et que l’Eglise s’apprête à lui donner le titre de « Docteur », rappelons-nous la conclusion de l’article du Père (1911) : « Est-il téméraire d’espérer que la dévotion à la Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face est le remède réservé par Dieu à nos âmes orgueilleuses et raisonneuses, et qu’un jour le charme de sa jeune sainteté les amènera en foule à Celui qui a dit : Laissez venir à moi les petits enfants : le royaume des cieux pour ceux qui leur ressemblent. »

1. Note de l’auteur : avec discrétion. Certaines expressions que nous avons entendu critiquer comme propos à Sœur Thérèse sont tout simplement prises à Saint Jean de la Croix, qu’on ne peut pourtant pas taxer de mièvrerie, ou même à la sainte Ecriture, notamment au Cantique des Cantiques et aux Livres Sapientiaux.

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