Noël en Périgord

  1. Glacée de givre, transie, la campagne frissonne aux caresses de l’hiver. La bise déchiquetée par les branches sans feuilles enroule autour de chaque obstacle une lame continue de froidure.

Au pied des sapins, sous ses toits de tuiles moussues, notre vieille demeure périgourdine se pelotonne dans la tiédeur des murs.

Une bruyante cargaison de jeunesse fleurit la maison de sourires.

C’est la veille de Noël. Il faut chercher dans la poussière et les toiles d’araignées du bûcher la lourde souche mise de côté l’an passé, la caler dans la cheminée où l’enchevêtrement des racines torses couvre le contre-cœur. Les jeunes filles confectionnent de multiples jouets pour orner le sapin que les garçons, tout à l’heure, ont rapporté du bois. Sous leurs doigts, surgit le cône étincelant qui givre d’étoiles les contes de Noël.

Au soir, tout est prêt. La cloche a sonné l’heure du dîner, repas somptueux de fêtes périgourdines, dans l’éclat des cristaux et le reflet mat des vieilles argenteries. Au sommet des candélabres, les bougies haussent le col sur la fraise rigide de leurs bobèches. Des plats compliqués défilent dans des faïences et des porcelaines qui, ailleurs, serviraient d’ornementation murale. Choisis avec art par le maître de maison, les vins s’irisent dans les bouteilles glacées sur les fenêtres ou religieusement chambrées aux cantons des cheminées.

Les propos sont délicats ou prestes, et des éclats de rire fusent dans l’étincelle des mots.

Une ultime mousse de champagne a pétillé dans la dernière coupe.

Au salon, devant la cheminée, la famille a fermé son demi-cercle aux charnières de landiers. Classique, la bûche de Noël brûle dans l’âtre. Dansant au-dessus des braises, les flammes tissent la trame de leurs torsades pourpres.

Le rouet d’un chat qui ronronne vibre au pied des chenêts.

Assis sur des chaises basses ou des tabourets, les enfants tracent dans la cendre, avec le tisonnier, des jardins qui, de grisaille sur la dalle, sont de féerie à leurs yeux. Distraction moins poétique, nous nous amusions ma sœur et moi à faire, avec une brindille de bois trempée dans le fond de la cuillère d’huile de foie de morue, une torche minuscule d’iglou d’esquimau. Ou bien nous asséchions, dans un fracas de vapeur, avec le tisonnier rougi au feu, des lacs artificiels tracés avec la carafe sur la plaque du foyer.

Au milieu de la soirée, l’arbre de Noël, dans un angle du salon, est illuminé. Il est si haut que l’étoile qui le surmonte semble accrochée aux solives mêmes du plafond. De son sommet ruisselle une cascade de serpentins, de banderoles étincelantes, de bougies, de lanternes, de feux de toutes sortes, de cent jouets dont les éclats jettent des lumières dans les yeux des enfants.

Dans un autre angle de la pièce, une crèche d’écorce et de paille, illuminée elle aussi, recrée dans la naïveté de ses personnages de plâtre, l’humble décor où le Christ vint au monde.

Parmi les cris de joie, quelqu’un lance un chant de Noël que tous, grands-parents, jeunes gens, enfants et domestiques, reprennent en choeur. D’autres suivent, au hasard des réminiscences.

Mais quelques branches du sapin déjà prennent feu. Il faut tout éteindre. La pièce soudain paraît presque sombre. Les tout petits regagnent leurs chambres, en rêvant au temps où ils seront assez grands pour aller, eux aussi, à la messe de minuit.

Demain, tous les contrevents fermés pour faire l’obscurité, l’arbre de Noël sera de nouveau allumé pour les petits paysans des alentours, auxquels des jouets seront distribués.

La veillée reprend.

Des marrons éclatent sous la cendre.

Un souffle d’air froid glisse d’une porte entr’ouverte ; le tisonnier fait jaillir des bûches une flambée plus haute ; le demi-cercle se resserre ; des mains se tendent vers la flamme.

Devant les yeux, où les lueurs du foyer fixent un point rouge, des songes passent insaisissables. Des souvenirs, lentement, irisent la mémoire. Assourdies par la douceur du moment, les conversations deviennent plus graves et mitigées de rêves. Heure unique. Heure songeuse des veillées de Noël !

Il faut partir pour la messe de minuit.

Les braises, images de l’année liturgique qui s’achève, sont recouvertes de cendres. Au retour, dégagées de nouveau, elles jetteront très vite la haute flamme de l’année qui commence.

Recherche des lanternes ! Doigts qui se brûlent aux bougies ! Recul frissonnant devant la nuit ! Enveloppement frileux dans les manteaux et les pélerines !

La bande joyeuse tâtonne dans l’obscurité des chemins. Des rires jaillissent aux cris de ceux que frôle le vol cotonneux d’un oiseau de nuit passant ouaté de silence, de ceux qui croient apercevoir, épinglés sur l’ombre, la double escarboucle des yeux de bêtes.

Des feux follets dansent à travers la campagne, s’approchent et se hâtent en un claquement de sabots.
Là-bas, le porche éclairé de l’église transperce la nuit, et la course dans les sentiers devient une marche à l’Etoile.

La messe de minuit commence. Le mystère, deux fois millénaire, une fois encore se commémore.

Mieux que dans la magnificence des Cathédrales, le mystère de l’abaissement divin se conçoit dans la rusticité d’une église de campagne. On pénètre mieux la profondeur mystique, au son des vieux noëls patinés par cinq siècles de Foi. On en goûte plus intensément la saveur parmi les paysans debouts, appuyés des deux mains sur leur bâton, parmi les vieilles paysannes en jupe noire et mouchoir de tête, devant l’autel où le prêtre officie au milieu d’une ribambelle d’enfants de chœur se disputant âprement à qui, en fin de compte, aura le Missel ou la sonnette, ou saluant de l’épée, avec leur cierge, dans un grand envol de gouttes de cire sur les tapis, lorsque le bon Curé a le dos tourné.

Cependant qu’un harmonium enroué déverse, sur la foule qui se retire, les flots d’une harmonie contestable.

Il a neigé pendant la messe. La campagne à l’entour s’emmitouffle de blancheur. Le ciel clouté d’étoiles diffuse une clarté caressante.

Lanternes éteintes, chacun s’en retourne dans le calme blanc de la neige.

Nul rire, nulle parole ne rompt l’harmonie de l’heure profonde, car Dieu est encore en chacun.

Si ensorceleuse est l’ombre lucide, si enveloppante est la chape de paix qu’elle glisse sur les épaules, qu’au seuil de la maison chacun hésite à briser l’enchantement.

Les domestiques ont ouvert les portes toutes grandes. Le charme est rompu. Il faut entrer.

Un parfum de truffes monte dans le pétillement des champagnes. Réveillon ! Souper profane, une fois l’an sanctifié ! Agapes ombrées du mystère de la nuit ! Repas joyeux, mais non bruyant ! Les propos sont discrets, les rires atténués. Des souvenirs trop beaux ont surgi, ce soir, du passé pour les ternir de précisions. Des rêves emplissent le point d’orgue des silences.

Déjà les yeux des enfants papillotttent de sommeil.

Autour de la cheminée, une rangée de chaussures monte la garde. Demain, les petits pieds nus danseront d’enthousiasme devant les cadeaux apportés.
Demain sera fête encore.

Mais le Noël nocturne, le vrai Noël est fini.

Noël, clef de voûte des fastes liturgiques. Fête qu’il faut passer au creux d’un vieux logis, loin des rumeurs troubles de la ville, selon le rite inchangé des traditions. Noël par quoi bien souvent se comptent les années. Noël périgourdin que j’ai voulu dire, en la splendeur de sa simplicité, parce qu’il est la pierre angulaire des fêtes de famille, l’axe-type autour duquel s’enroule et se ploie mille fois sans se rompre, le fil ténu des souvenirs.

O mon beau Noël en Périgord.

 

 

Guy de Larigaudie, Etoile au Grand Large

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