Une éducation jeune ?

« Il est vite dit qu’on veut être jeune ; il est moins aisé de formuler en quoi consiste cette jeunesse. Les Jeunes sont assez incapables de se décrire ; et les vieux, dont nous sommes, s’ils peuvent plus aisément parler, le font surtout en analysant le contraste cruel de leur décrépitude.

A cette question : Qu’est-ce que la jeunesse ? ce grand ami de Foch, Jacques de Chabannes, Seigneur de la Palice, répondrait qu’elle est le contraire de la vieillesse. Aurait-il tort ?

Etre vieux, c’est avoir vécu et, par suite, être fatigué.

Le corps, qui est le siège propre de la fatigue de l’âge, trahit le premier la jeunesse. Hélas ! nous le savons bien à monter nos étages, le cœur n’a plus l’insouciance qui faisait à vingt ans ignorer son effort. Les muscles se sont raidis d’arthritisme. La vue se fait « presbyte ». Et que de misères — les petites misères de l’âge, ou les grandes, — nous rappellent à chaque saison l’usure des années de travail ! La fragilité de l’organisme nous tient dans une prudence de plus en plus méticuleuse : peur des efforts violents ou peur des courants d’air. A peine si les précautions, les régimes nous défendent, si le sommeil nous repose, si les traitements, les médications, les cures luttent contre l’intoxication mystérieuse de la vie. Quant aux réconforts qu’apportaient jadis un exercice au grand air, un bon dîner, une nuit de sommeil, nous ne pouvons plus demander à l’organisme une telle plénitude de réaction, nous en sommes réduits aux sagesses timorées de petites dépense et de nul risque.

Moralement aussi le cœur est fatigué. Il porte une lourde expérience d’échecs ou de déceptions. Il a éprouvé la méchanceté des hommes, parfois la trahison, l’abandon du moins des amis. Il sait l’existence et le pouvoir du mal. Il a appris l’humiliation des temporisations et des habiletés nécessaires, des dissimulations et du doute. Du doute sur soi-même, hélas ! né de la découverte de ses impuissances, de ses limites, de ses erreurs ; de ses défaillances et plus encore de ses fautes. Puisqu’il a continué de faillir, le vieillard a plus péché. Là est le vrai stigmate de la vieillesse.

« Car, nous autres, nous avons péché et nous sommes devenus vieux, mais notre Père du Ciel est plus jeune que nous. »

Chersterton dit plus vrai qu’il ne paraît : le péché a été la source de notre vieillissement de cœur. Peu à peu, le scepticisme s’est insinué ; il a entravé la « Petite Espérance », la délicieuse enfant au cœur léger qui courait en avant de ses grandes sœurs théologales. Désormais, la crainte née de l’affaiblissement interdit les risques, elle se fait calculatrice et souvent égoïste. Ironique parfois aux naïvetés, elle cherche dans les ingéniosités de la politique, tout au moins dans le ménagement et les compromis, une défense et un pouvoir que la vigueur lui refuse.

L’intelligence a beaucoup appris, supériorité balancée par une servitude. Elle a grand’peine à n’être pas captive du passé, des formules enregistrées et qui (n’étant qu’approximations commodes et provisoires) se croient définitives ; là est la plus grande faiblesse des vieux chefs, de ces vieux généraux autrichiens que la guerre juvénile d’un Napoléon déroutait plus encore qu’elle ne brisait. Accablée des vérités « toutes faites », envahie par la mémoire, elle n’a plus la légèreté requise aux explorations rapides, l’audace des risques, la fraîcheur du regard, la sensibilité toujours impressionnable au réel ; le goût même de découvrir lui manque parce que désormais la découverte lui fait peur. Elle vit commodément dans un système stabilisé. Elle n’a plus la vitalité suffisante pour tout reconstruire ; aussi, se défend-elle des curiosités comme d’une imprudence. Elle exploite doucement les vieilles formules de sa jeunesse, audaces qui ont fait long feu.

La jeunesse est, au contraire de tout cela, vitalité débordante. Une sève monte en elle qu’elle voit croître à l’exercice, à la dépense même. Cette ivresse lui donne un élan, une hardiesse qu’exaltent la difficulté, le combat, le danger. Elle en a, c’est évident, les intempérances et les instabilités. L’art d’un chef de jeunes hommes consiste à protéger l’essor dont ils sont capables par la sagesse dont il a le secret.

Le monde où triomphe la jeunesse est celui de l’effort physique. La souplesse des membres, l’intégrité des organes, l’énergie intacte de la vie lui permettent non pas tellement le sport (ce facile dévoiement) que le jeu. Le jeu, ou, sans autre fin que de s’exercer dans une aisance née de la maîtrise de soi et des choses, la légère et harmonieuse dépense de sa force. L’homme peine, le vieillard succombe, le jeune homme triomphe, bien mieux : il joue. C’est pourquoi il affronte, il provoque les forces d’une création qu’il traite en camarade. Dressage des animaux et chasse, montagne, forêt, mer et — ce rêve millénaire du jeune Icare — l’azur. A un rythme accessible à la masse, le scoutisme a progressivement ouvert au Louveteau, au Scout, au Routier des domaines jadis interdits ou du moins ignorés. Terra Ignota ! Dans un sens nouveau et cruel, la formule marquait pour combien de cénacles de soi-disant jeunes la vaste terre elle-même que le Créateur avait jadis ouverte à Adam ! Ni Sénat, ni Académie, ni Presbyterium, le scoutisme a exalté ce que la tradition des Collèges de Jésuites défendait contre une Université alanguie : le jeu, le grand air qui ont fait la joie de notre jeunesse.

Avec son aspect physique, le tempérament moral distingue le jeune homme. Il a beaucoup de défauts, bien sûr, mais la question est de connaître en lui les dispositions heureuses qu’il y aura lieu d’exploiter. La plus évidente est l’élan, la générosité qui viennent d’une candeur mal informée de ses limites. L’afflux des forces intactes inspire le courage, l’audace et plus encore l’allégresse. La jeunesse espère tout, ose tout, elle porte la « barakah ». Elle a la fortune pour elle. Prodigue, elle dépense, sûre de ne pas s’appauvrir. Sa puissance de rebondissement est faite de beaucoup d’illusions, mais de plus notables certitudes.

Au fond, l’intelligence commande toutes ces attitudes. Ce que l’on contestera le moins dans la jeunesse, c’est sa curiosité. Forme, direz-vous, de son ignorance ? S’il vous plaît ! Pascal dirait autrement que son avidité vient de la fraîcheur de sa possession. La puissance créatrice de l’imagination, la souplesse aux disciplines nouvelles, la promptitude de l’intuition font le charme, fragile, de son esprit. » (1)

 

Rajeunir le monde

Voilà un bien beau portrait qui doit inspirer tout éducateur. « Une éducation n’est enrichissante que si elle cultive des dons, des qualités ». Il ne s’agit pas pour nous de contraindre les enfants dans un carcan imaginé par nous, que nous leur imposons, et qui impose des limites bien étroites à ces jeunes tempéraments qui bouillonnent et débordent, qui veulent conquérir le monde, à condition qu’on sache ouvrir la fenêtre.

Bien sûr, le rôle du maître est aussi de donner de la structure et des repères. Et ceux-ci seront les marches inébranlables sur lesquelles notre jeune poulain pourra prendre son élan, avant de s’élancer vers d’autres cieux. Ne lui coupons pas les ailes, aidons-le à sauter.

Comme souvent, nous pouvons observer l’attitude de l’Eglise, cette grande pédagogue, éternellement jeune et ancrée dans sa tradition, consolidée par ses dogmes immuables. Faisons abstraction ici des innovations pour le moins contestables de ces cinquante dernières années. « le miracle de l’Eglise éclate en sa jeunesse à elle, mais n’est-il pas plus étonnant encore dans le rajeunissement qu’elle apporte au monde ? Sa dogmatique intransigeante, sa discipline morale, l’autorité hiérarchique et, par-dessus tout, ses Sacrements lui permettent d’épanouir la jeunesse sans la risquer ; elle apprend la sagesse sans blesser la spontanéité, elle communique une sûreté qui n’entraîne pas le vieillissement. L’Esprit-Saint, Fons Vivus, qui est le plus jeune et le plus audacieux que le plus jeune d’entre nous, est la source même de cette grâce et sa garantie. »

Puisse cet Esprit nous inspirer !

 

Une foi pour la vraie vie

En religion comme en éducation, nous voulons être jeunes. Mais pas à n’importe quel prix. Il nous faut faire du Christ un véritable compagnon du quotidien, une personne vraiment vivante, au-delà des représentations sucrées de nos statuaires. Vivant dans l’Eucharistie, il est le soleil qui chauffe et illumine, et dont on ne veut jamais s’éloigner. Etre catholique, c’est bien plus enthousiasmant que de s’enfermer dans un carcan d’interdits d’un autre âge et de ponctuer le tout de quelques Ave Maria, et, générosité suprême, d’une messe le dimanche. Vivre un cœur à cœur avec Jésus ! Là est la jeunesse de la vie chrétienne ! Mais prenons garde. Cœur à cœur ne signifie pas forcément sentiment. Encore moins sentimentalité. Notre amour, ce partage constant de notre vie avec le Christ,  doit passer par les repères millénaires de l’Eglise, qui sait nous garder des excès de la religion personnelle et personnaliste. Prière, sacrements, études des grands textes de l’Eglise et de ses saints doivent nous aider. Celui qui voudra bien s’y plonger constatera toute la jeunesse d’un Thomas d’Aquin ou d’un Ignace de Loyola.

Notre foi n’est pas une foi de salon, qui ferait la part belle aux théories bien construites au fond d’un canapé. Elle s’invite sur le terrain, dans la vraie vie. Mais on ne part pas à l’aventure sans préparation, sans appui logistique.

« Ma conférence sur les Anges fut un chef-d’œuvre d’érudition, elle n’a pas abouti si mes Routiers n’ont pas été éblouis d’apprendre qu’un Esprit irradié de la Vision divine marche à leurs côtés. »

 

Ennui ou envie ?

Religion, pédagogie, enseignement… il est facile de faire une conférence, un cours d’histoire ou de mathématiques, en suivant le manuel, le tout fait, dans la modalité la plus classique qui soit. Mais c’est ainsi que nous répandons l’ennui, qui demain sera le dégoût pour toute forme d’apprentissage, pour tout ce qui prendrait un aspect scolaire et intellectuel.

Et si nous osions ? Si nous choisissions d’étonner nos garçons, nos jeunes filles ? Encore un pas, et nous obtiendrons d’eux la joie. Une joie saine et vraie, qui sera la porte ouverte aux vertus juvéniles, et qui en feront bien vite oublier les défauts : envie d’apprendre, enthousiasme, besoin de communiquer et de partager… et vos élèves, vos scouts ou routiers, vos jeunes du catéchisme, deviendront vos meilleurs alliés. Ils iront vendre à leur camarades le savoir, la connaissance de Dieu, et toutes les belles choses que vous avez à leur transmettre.

Allégés par cette envie, rêvant des grands desseins, ils seront prêts à tous les sacrifices, à tous les renoncements, à tous les efforts. Parce qu’il en est ainsi : la jeunesse est généreuse.

Notes
1. Préface pour les jeunes chrétiens, Père Doncœur, Etudes 20 février 1932, p 385.

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